Livre SF : Jirel de Joiry de C.L. Moore - Et si la véritable force venait de l’ombre ?

Date : 30 / 03 / 2025 à 12h00

JIREL DE JOIRY DE C.L. MOORE – ET SI LA VÉRITABLE FORCE VENAIT DE L’OMBRE ?

- Auteur : Catherine Lucille Moore
- Premier éditeur : Ace Books
- Première parution : 1969
- ISBN : 978-2277115335

Jirel de Joiry est la pionnière de la fantasy sombre et une matrice oubliée de la science-fiction moderne. Peut-on être à la fois femme, guerrière, souveraine et voyageuse interdimensionnelle dans un monde dominé par les lois du fer et du sang ? Bien avant Le Guin, avant Joanna Russ, avant N.K. Jemisin, une héroïne fulgurante naissait sous la plume de C.L. Moore : Jirel de Joiry. Publiée dans les années 30 dans le mythique Weird Tales (un périodique emblématique de la littérature fantastique, horrifique et proto-science-fictionnelle de l’époque), cette figure flamboyante, farouche et libre a ouvert une brèche dans les genres encore balbutiants que sont la fantasy et la science-fiction. Ce recueil, trop souvent relégué au second plan de l’histoire littéraire, mérite d’être redécouvert pour ce qu’il est vraiment : un texte fondateur à la croisée des mondes et des consciences.

Jirel est une héroïne fragmentée, un mythe en devenir

Jirel n’est pas l’héroïne d’un roman, mais le fil conducteur de plusieurs nouvelles où elle affronte tour à tour des sorciers, des entités cosmiques, des dieux noirs. Dans un Moyen Âge rêvé, elle traverse des portails vers des mondes autres, affronte l’indicible et revient changée. Chaque récit est une descente initiatique où elle engage corps et âme, avec une constance farouche : jamais elle ne plie, jamais elle ne cède.

D’ailleurs, son arc narratif est moins celui d’une quête classique que celui d’une construction mythologique : celle d’une femme souveraine, libre, complexe. Une guerrière à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.

Il y a ici une totale transgression sociale, cosmique et existentielle

C.L. Moore ne propose pas un simple personnage de femme forte. Elle orchestre une triple transgression :

  • Sociale, d’abord : Jirel commande, combat, décide. Elle ne cherche pas à imiter les hommes, elle impose son propre mode d’autorité.
  • Cosmique, ensuite : ses aventures la mènent dans des mondes où les lois de la physique, du temps ou de l’esprit se dérobent. Chaque voyage est un décentrement du réel.
  • Existentielle, enfin : Jirel agit par désir, rage, refus. Elle n’est ni vertueuse ni corrompue. Elle est entière. Une figure nietzschéenne qui incarne la puissance de l’individu face aux forces de domination.

À travers elle, Moore explore des thèmes vertigineux : la liberté, le refus de la soumission, le passage à l’autre monde comme chemin de vérité. Les ennemis de Jirel sont souvent des projections de son propre inconscient. Le fantastique devient alors un miroir intérieur, un terrain d’initiation.

Catherine L. Moore écrit son personnage avec une voix unique, à la fois sensuelle et mystérieuse. Sa prose, fluide et organique, tisse une atmosphère où le rêve et la peur s’entrelacent. Loin des stéréotypes pulp de son époque, elle propose une langue de l’incantation : chaque mot semble alors chargé de souffle, de texture, de lumière étrange.

Le style épouse le parcours de Jirel : tour à tour rugueux, lyrique, violent, mélancolique. On pense à Angela Carter (La compagnie des loups) pour la sensualité des images, à Clark Ashton Smith (Zothique) pour la luxuriance évocatrice. Mais Moore reste inimitable dans son équilibre entre émotion brute et raffinement littéraire.

Impossible de classer Jirel de Joiry dans un seul genre. Le recueil oscille entre dark fantasy, horreur cosmique et science-fantasy avant l’heure. On y parle d’atomes, de gravité, de mondes stellaires… mais aussi de magie, d’âmes perdues, de royaumes en ruines.

Ce glissement des codes n’est pas une maladresse, mais une expérimentation délibérée. Moore brouille les frontières pour mieux révéler l’étrangeté du monde et l’instabilité du réel. En cela, elle annonce les courants hybrides de la SF contemporaine, de Le Guin à Jeff VanderMeer.

Ce roman est une influence souterraine, mais fondatrice de la SF

Pourquoi C.L. Moore n’est-elle pas plus citée parmi les grandes figures de la SF et de la fantasy ? Parce que son influence est souterraine, presque secrète. Elle n’a pas seulement proposé une héroïne nouvelle : elle a introduit une nouvelle façon de raconter, centrée sur l’émotion, la sensation, l’épreuve intérieure.

Jirel est l’ancêtre directe de nombreuses figures modernes : d’Eowyn à Ripley, de Red Sonja à Yeine de N.K. Jemisin. Mais, elle ne s’inscrit pas dans une logique militante. Elle existe dans sa singularité radicale, sans chercher à représenter. Elle est l’expression d’un féminin sauvage, indompté, mystique.

En suivant les schémas du Voyage du Héros dans le sens inverse, Moore propose une lecture symbolique de la transformation. Jirel descend dans les ténèbres non pour sauver un monde ou conquérir un trésor, mais pour se confronter à elle-même, traverser l’épreuve de la dépossession et en revenir changée. Chaque récit devient ainsi un rite initiatique, avec ses figures (le double, la sorcière, l’ombre) et ses archétypes (le seuil, l’interdit, la révélation). Jirel n’est jamais réduite à un rôle. Elle est sujet de sa propre légende.

La répétition comme rituel d’écriture

Certains critiques ont pointé la répétitivité des schémas narratifs du recueil. Et c’est vrai : humiliation, descente, affrontement, retour sont présents par répétition. Mais cette structure n’est pas une faiblesse, c’est avant tout une liturgie. Chaque récit devient un cercle magique où se rejoue l’énigme de l’existence. Seule la dernière nouvelle, coécrite avec Henry Kuttner, semble rompre cette alchimie : le style est plus brut, l’héroïne plus distante. Une preuve, s’il en fallait, que la signature littéraire de Moore est profonde, précise, irremplaçable.

Redécouvrir Jirel, c’est ouvrir une porte vers l’avenir de la SF

Lire Jirel de Joiry aujourd’hui (disponible en Kindle seulement), c’est retrouver une voix fondatrice. Une voix qui parlait déjà, dans les années 30, de mondes fragmentés, d’identités mouvantes, de frontières floues. Une voix qui osait faire de l’émotion une arme, du désir un territoire, de la femme un sujet mythique. Dans un paysage littéraire contemporain où la SF explore à nouveau le sensible, l’intime, le symbolique, Jirel réapparaît comme une figure tutélaire incontournable, une lueur oubliée dans le labyrinthe de nos imaginaires. Un récit qui mériterait amplement d’être réédité.

Et vous, oserez-vous franchir le seuil de Joiry pour plonger à ses côtés dans les ténèbres ? Et découvrir, peut-être, qu’au cœur de ce monde obscur, ce n’est pas un monstre que vous croiserez… mais votre propre reflet.

À bientôt les fans de fiction !


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