Japan Expo 2012 : Naoki Urasawa - Conférence et Dessin Public
Le samedi 07 juillet, une conférence avec Naoki Urasawa l’invité vedette de la Japan Expo 2012 fut menée par Stéphane Beaujean.
Stéphane Beaujean : Quel enfant étiez-vous ? Quel rapport aviez-vous avec la bande dessinée ?
Naoki Urasawa : J’étais un enfant un petit peu tordu. Il y a une anecdote marrante. Un garçon de ma classe avait écrit en expression écrite une histoire sur une famille qui est extrêmement heureuse. J’avais à peu près dix ans. Et à l’époque, le professeur lui avait fait énormément de compliments sur son histoire et moi je me disais « Non ce n’est pas possible, c’est une histoire complètement fausse ». Par la suite j’ai écrit l’histoire d’une famille qui devient extrêmement malheureuse... Et à ce moment là je me suis fait gronder par mon professeur.
S B : Vous avez dessiné très tôt. Quel impact a le dessin dans la vie privée, hors du manga ?
N U : Mes premiers souvenirs sont à l’âge de quatre ans. Je faisais des dessins en signant Tezuka (Nd : auteur d’AstroBoy et considéré comme le père du manga moderne). J’ai fait du sport, de la course, de la musique, mais même si je rentrais extrêmement fatigué à la maison, je prenais le temps de dessiner. Je me suis dit qu’il y aurait forcément un moment où j’arrêterai de faire du manga mais finalement j’ai continué. A présent je me dis que c’est un petit peu comme manger.
S B : Enfant quel a été votre premier souvenir de lecture d’un manga et celui où vous avez décidé d’être mangaka ?
N U : J’avais treize ans. Un jour j’ai acheté tous les tomes de Phénix de M. Tezuka. J’ai pris tous les volumes et je les ai lus. Choqué, j’ai eu la tête tellement vide, que quand j’ai repris conscience il faisait déjà la nuit. C’était tellement fort que je n’ai pas vu le temps passer. Depuis cette époque le sentiment que j’ai envers ce manga n’a pas changé.
S B : Comment le manga a changé votre rapport au monde ?
N U : Difficile à dire. J’ai toujours vécu avec le manga. Mais c’est vrai que l’apprentissage des valeurs des choses m’a vraiment été transmis par le manga.
S B : Quand est-ce que vous avez su que vous deviendriez mangaka ?
N U : Les mangas que j’aimais enfant étaient ceux qui ne se vendaient absolument pas. C’est vrai que je me suis dit que si je devenais mangaka un jour, je ne ferais que des mangas sans grand succès. J’ai beaucoup hésité car je risquais de souffrir et de ne pas pouvoir manger. J’avais quand même un grand stock de mangas que j’avais déjà dessiné au fil des années. Il faut savoir qu’à l’origine je voulais devenir "tantô" (Nd : C’est en quelque sorte un responsable éditorial au sein d’un magazine de prépublication). Et quand je suis allé passer un entretien, j’ai quand même ramené tout mon stock. En lisant un des mangas, quelqu’un de la Shôgakukan (Nd : une des maison d’édition japonaise) m’a conseillé de participer à un concours. Le manga reçut un prix. Je me suis donné un an pour voir et ça dure depuis une trentaine d’années.
S B : En dehors de la bande dessinée, qu’est ce qui vous influençait adolescent ?
N U : En même temps que j’adorais le manga, j’ai toujours été extrêmement passionné par la musique, entendue à la radio, à la télé. A quinze ans, j’ai découvert Bob Dylan. La première fois que je l’ai entendu, c’est comme si la foudre m’était tombée dessus. Et j’écoute toujours Bob Dylan.
S B : En France, la vraie rencontre avec le public fut avec Monster. Que pouvez-vous nous dire sur son origine et quel fut l’impact sur votre carrière ?
N U : Durant mon enfance, j’ai été particulièrement marqué par les séries américaines et particulièrement Le Fugitif. Toutefois, les thrillers n’avaient pas énormément de succès au Japon. Mais ça faisait vraiment partie de ma vie. Après avoir travaillé pendant dix ans sur des oeuvres qui ont eu énormément de succès au Japon, comme Yawara ! et Happy ! [NdJ : mangas consacrés au sport, Judo et Tennis], j’ai enfin pu dessiner ce que je souhaitais vraiment.
S B : Comment vous est venue cette idée d’un médecin qui allait sauver un enfant et le payer tout le reste de sa vie ?
N U : L’histoire du Fugitif est celle d’un médecin dont la femme s’est fait tuer, et dont il va essayer de trouver l’assassin alors qu’il est lui-même accusé de ce crime. Je pensais que c’était une histoire formidable, extrêmement intéressante, qu’il n’était pas possible d’avoir une histoire plus intéressante que celle-ci. Le fugitif ne pouvait être qu’un médecin. J’ai longuement réfléchi en me demandant quel autre métier pouvait être intéressant pour un personnage qui fuit et essaye de trouver l’assassin, mais je n’en voyais pas d’autre.
Bloquant sur le sujet, je me suis penché sur le monstre de Frankenstein personnage que j’apprécie. Je voulais créer une histoire avec un tel monstre. Arrivé là, les lecteurs de Monster déduisent d’eux même mon idée : Et si un neurologue extraordinaire arrive à sauver un enfant, et que ce dernier, plus tard, devient un tueur un série qu’il faut poursuivre. La boucle est bouclée. On a à la fois l’histoire du Monstre de Frankenstein et celle du Fugitif. Une fois que le concept de base bien ancrée dans ma tête, je me suis dit "cette histoire est vraiment incroyable et formidable, il faut vraiment que je fasse très attention pour en faire une histoire extrêmement intéressante". Avec M. Takashi Nagasaki (Nd : Tanto d’Urasawa et coscénariste de ses œuvres), on a eu de nombreuses discussions, réunions, ce qui a abouti à Monster.
S B : Pourquoi l’action de Monster se situe en Allemagne ?
N U : Au Japon, quand on parle de médecine on pense systématiquement à l’Allemagne. Les mots médicaux sont souvent en allemand. Et puis cette séparation Est-Ouest jusqu’en 1989 représente un aspect sombre de Europe, qui apparaît à la fois mystérieux mais aussi romantique. Je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose d’intéressant à explorer.
S B : Dans 20th Century Boys, beaucoup de lecteurs y voit un peu de votre enfance. Quelle était l’idée derrière 20th Century Boys ?
N U : Si je commence à en parler ça va encore durer deux heures... Je vais d’abord vous parler de la première idée dans 20th Century Boys. Après avoir fini le dernier chapitre d’Happy !, on s’est réunis avec le staff pour trinquer. La série a duré environ six ans, à un rythme de parution hebdomadaire. Une fois finie, je me suis dit « Plus jamais je ne fais une œuvre dont les épisodes se succèdent chaque semaine ». Je suis rentré chez moi et j’ai pris un bain. En me relaxant, une image m’est apparue brusquement dans la tête : celle de l’ONU, où quelqu’un s’exclame « S’il n’y avait pas eu ces gens-là, le XXIème siècle ne serait jamais arrivé ! » et la chanson 20th Century Boy de T-Rex arrive derrière. Un souvenir m’est revenu. Au collège j’ai voulu passé le vinyle de ce morceau pendant la pause déjeuner et personne n’a vraiment écouté. Tout ça a abouti à l’introduction du premier chapitre de 20th Century Boys.
À ce moment là je ne savais pas contre quoi « ces gens-là » s’étaient battus pour pouvoir arriver au XXIème siècle. Et c’est là que j’ai demandé des conseils à Takashi Nagasaki. Il m’a donné une réponse : « Bah, évidemment, c’est une secte ! » et j’étais positivement surpris. Je lui ai demandé une semaine de réflexion, et le nom du gourou m’est apparu « Tomodachi » (Ami en français). Quand j’ai raconté cette histoire à M. Nagasaki, il m’a dit « Ça va être un énorme succès et une œuvre incroyable ».
Public : Vous inspirez-vous de votre entourage pour faire vos personnages ?
N U : Oui, peut-être. Et puis j’imagine, comme moi, autour de vous vous avez peut-être des personnes étranges qui vous entourent et ce sont elles qui font que la vie est intéressante.
Public : D’où vient votre style de dessin ?
N U : Évidemment Phénix de M. Tezuka a eu une grande influence sur ma vie, mais à l’âge de 19 ans la découverte des oeuvres de M. Moebius a aussi été un très grand moment pour moi.
Public : Dans Monster, Pluto, 20th Century Boys ou Billy Bat, les hommes semblent complètement dominés par les femmes, notamment avec Happy ! Quelle explication pouvez-vous donner ?
N U : (éclat de rire) Je pense que moi, personnellement, j’aime les femmes qui sont fortes
Public : Dans Monster et 20th Century Boys, vos fins sont toujours ambiguës et il n’y a pas d’explication. Comment vous pouvez le justifier ?
N U : Dans Pineapple Army ou Master Keaton, j’écrivais des histoires dans lesquelles il y avait une fin à chaque épisode. J’ai écrit plus de deux cents ou trois cents épisodes pour lesquels on trouve à chaque fois une fin. Et les dessinant, je me disais « une fin si propre, est-ce que c’est crédible ? ». Par la suite, j’ai réfléchi et après avoir fait des fins qui étaient trop surfaites, je me suis posé la question de ce que pouvait être une vraie façon de terminer une histoire, et 20th Century Boys ou Monster sont des œuvres qui ont été écrites sur une durée d’à peu près sept ans, et je me suis dit qu’une vraie manière de clôturer ce serait de la finir avec les lecteurs, en conversant finalement avec le lecteur.
Pour moi, un bon manga se crée grâce à un bon lecteur, quelqu’un qui sait lire le manga correctement, avec les bonnes intonations, et je vous remercie d’avoir été ces bons lecteurs.
Un grand merci à Alexis Orsini de la base secrète pour son aide
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