The Expanse : Critique 6.05 Why We Fight
THE EXPANSE
Date de diffusion : 07/01/2022
Plateforme de diffusion : Prime Video
Épisode : 6.05 Why We Fight
Réalisateur : Anya Adams
Scénariste : Daniel Abraham, Ty Franck
Interprètes : Steven Strait, Wes Chatham, Dominique Tipper, Frankie Adams, Nadine Nicole, Keon Alexander, Jasai Chase-Owens et Shohreh Aghdashloo
LA CRITIQUE
Les semaines ont beau passer, chaque épisode de The Expanse semble prolonger le précédent, sans afficher de rupture de ton ni de rythme, comme si la sixième et dernière saison était un très long métrage homogène de presque six heures. Signe, s’il en est, d’une construction scénaristique méticuleusement planifiée, avec un "worldbuilding" à son sommet.
Et pourtant, faire mine de prendre son temps et de respirer (voire de faire du "farming") ne prive aucunement les épisodes d’avancées considérables sur le grand échiquier causal... que les leviers d’expression soient personnels ou impersonnels, intimes ou géopolitiques dans une réalité holistique où tous les composants se révèlent largement indissociables.
The Expanse 06x05 Why We Fight accomplit avec beaucoup de naturel, sans twist ni surprise majeure, tout ce qui s’esquissait ouvertement dans The Expanse 06x04 Redoubt. Mais cette belle marque de cohérence intradiégétique – qui prend le contrepied des artifices hollywoodiens – n’est pour autant jamais prévisible en matière de caractérisation et de psychologie. Pour ainsi dire, la vision d’ensemble s’emboîte avec fluidité, mais la vision de détails dévoile des aspérités tordant le cou aux codes et aux stéréotypes. Permettant à l’épisode d’être parfaitement logique et inexorable... sans pour autant donner l’impression d’être sur des rails ni dans un passage scripté rôliste.
En somme, tout se passe comme prévu ; mais en même temps, rien ne se passe comme prévu.
Ainsi, en cherchant à reconquérir Medina, l’amirale Kirino conduira bel et bien une partie de la flotte de la MCRN dans un piège fatal. Ladite flotte sera anéantie en seulement quelques secondes par cinq des six canons ("railguns" en VO) de conception martienne mais constitués d’un métal inconnu (visiblement un cadeau de Duarte) implantés grâce à des bandes en titane sur la surface de la Ring Station (i.e. la sphère artificielle d’inertie infinie au centre) et permettant de cibler n’importe quel point du Ring Space.
Pour autant, il ne s’agissait pas obligatoirement en soi d’une erreur de la MCRN au seul motif qu’elle serait amputée de son élite stratégique depuis la trahison de Duarte, et que, par là même, l’adversaire possèderait l’avantage de connaître mieux que quiconque le mode de système de pensée martien. Car un tel raisonnement est parfaitement réversible – les prolepses pouvant aller dans les deux sens. L’adversaire pourrait lui aussi miser sur l’anticipation de sa propre tactique, et Duarte n’est pas forcément le seul stratège valide forgé dans le creuset de la planète rouge. En outre, pour le moment, rien ne permettait d’anticiper que la colonie de Laconia si fraichement implantée ait déjà pu fournir à Inaros du matériel de pointe disruptif au regard des ressources des Inners. En outre, quand bien même le terrain d’affrontement ne serait pas entièrement connu, les Anneaux constituent un nœud tellement déterminant (la possibilité pour Marco – il le claironne lui-même – de conserver une mainmise sur le seule "porte de sortie" du système solaire, un accès vers 1 300 systèmes et un contrôle sur des centaines de colonies) que cela pouvait justifier de jouer son va-tout dans une course de vitesse pour en déloger la Free Navy avant qu’elle n’y devienne indéboulonnable.
Auquel cas, cette Bérézina (destruction de nombreux vaisseaux et massacre d’effectifs essentiels) aurait peut-être pu être évitée avec le renfort des vaisseaux de l’UN, à supposer que leur nombre et leur force aient vraiment renversé le rapport de force. En filant cette hypothèse, le refus d’Avasarala de participer à cette campagne dans The Expanse 06x04 Redoubt n’aurait pas été une démonstration de prescience, mais à l’inverse un acte de frilosité peu glorieux… qui pourrait in fine coûter aux Inners leur victoire… comme s’en démoralisera Chrisjen elle-même auprès de Roberta (qui en retour ne la ménagera pas à la façon d’un sergent instructeur martien). Après Holden, la secrétaire générale de l’UN se verrait donc à son tour égratignée, quoique à un degré moindre, comme pour rappeler qu’il n’y a ni précognition ni infaillibilité dans un univers réaliste de Hard-SF, simplement quelques fulgurances et une belle part de hasard au milieu d’un océan de médiocrité.
Mais d’un autre côté, les doutes et l’auto-culpabilisation (exprimés en termes de "force/faiblesse") d’Avasarala – au demeurant les symptômes de la débâcle qui point mais peut-être aussi d’une inconsciente influence du paradigme martial martien sur son esprit – n’impliquent pas obligatoirement que sa prudence ait été en soi une erreur en de pareilles circonstances. Car une pleine conscience de l’enjeu majeur que représente la reconquête de Medina pour le système solaire pouvait justifier davantage de préparation, impliquant notamment l’envoi d’éclaireurs automatisés ou furtifs pour mieux reconnaître le terrain avant d’y engouffrer des forces lourdes. De plus, quitte à prendre le risque de surestimer Duarte, rien ne permettait d’exclure la possibilité que l’adversaire dispose des moyens d’anéantir l’ensemble de la Joint Fleet aussi aisément que la seule flotte de la MCRN conduite par feue l’amirale Kirino. Enfin, sacrifier dans une seule opération – aussi capitale qu’elle soit – tous les moyens militaires des Inners pourrait être jugé comme irresponsable, a fortiori pour un·e dirigeant·e politique ayant d’abord des responsabilités envers les populations civiles.
Autant dire que l’épisode réussit à mettre brillamment en lumière l’indécidabilité de plusieurs alternatives stratégiques, certaines s’inscrivant davantage dans une culture militaire, d’autres davantage dans une culture politique, mais en soi aussi légitimes et fondées les unes que les autres, et dont la pertinence dépendra fatalement toujours de la situation de terrain et des cartes de l’adversaire (qu’il n’est jamais possible d’entièrement prévoir et prédéterminer). Somme toute, "tout ce que vous pourrez faire ou ne pas faire sera toujours retenu contre vous".
Et à nouveau, l’indétermination et le problème de la mesure revient en force avec le plan B que le staff militaire terrien-martien vient soumettre à l’aval de la secrétaire générale de l’UN : utiliser ce qui reste de la Joint Fleet pour rattraper et détruire en force la Free Navy avant qu’elle n’atteigne Medina, mais cette fois moyennant un rapport de force moins favorable et donc une probabilité de succès inférieure… Ce qui revient à risquer les ultimes ressources militaires terriennes et martiennes sur un pari largement aveugle... et donc désespéré.
Tandis qu’Avasarala est poussée à prendre une décision impossible, Drummer surgit de l’espace, tel un répit ou un cadeau de la providence, pour rétrocéder à Cérès le fruit des spoliations d’Inaros (nourriture et carburant). Et avec son arrivée, s’ouvriront de nouvelles perspectives pour les Inners…
Le Tynan, l’Inazami et plusieurs autres vaisseaux de la nouvelle flottille de Camina accostent donc dans les entrailles de la gigantesque station, le Rocinante l’ayant précédé de peu.
Une alliance Intérieurs-Ceinturiens a beau avoir été anticipée et "mentalisée" par les spectateurs depuis plusieurs épisodes, elle était pour autant loin d’être acquise d’entrée de jeu. Car si Drummer est l’ennemie jurée d’Inaros, elle n’en demeure pas moins très hostile aux Inners... comme la plupart des autres Belters. Et comme elle sera accueillie quasi-royalement par la secrétaire générale de l’UN sur Cérès, Nico Sanjrani la taxera publiquement (et caméra au point) "d’animal de compagnie des Inners", soit un sérieux handicap avec lequel elle va devoir composer vis-à-vis d’une partie de ses compatriotes !
Camina aura en outre sacrifié un à un tous les membres de sa famille (Oksana, Bertold, Serge...) sur l’autel de la préservation du Rocinante dans The Expanse 05x10 Nemesis Games, et les conséquences impactent encore lourdement maintenant avec les départs douloureux de Josep amputé d’un bras (impossible à régénérer) et de Michio (restant à ses côtés). Autant dire que les retrouvailles avec son amie Naomi seront pour le moins compliquées et difficiles, tant cette dernière incarne tout ce qui a été perdu. Un témoignage vivant des contradictions insondables du cœur, entre projection et rancœur, aggravées par la suspicion d’un agenda politique en toile de fond. Agenda au demeurant avéré, en l’occurrence un téléguidage par Avasarala via Holden (cf. ci-après...).
Les complexes étapes par lesquelles en passeront Nagata et Drummer iront d’une froide indifférence (feinte) à une relation d’amour-haine où même les insultes deviendront des actes de confession et d’abandon à l’autre. Et les non-dits parviennent à avoir autant de signifiance que les dits. Dans une large mesure, Naomi devient ici pour Camina ce que Jim fut toujours pour la première, signe d’un passage de flambeau et d’une osmose culturelle.
Difficile d’exprimer avec lyrisme le malaise empreint de vérité que laisse l’effondrement dans les bras de Nagata de la vaillante Drummer – elle qui a inéluctablement perdu (par les assassinats ou par les ruptures) tou·te·s celles·ceux qui lui étaient cher·e·s depuis l’avènement d’Inaros, elle qui porte dans sa chair le poids de l’impuissance, de l’épuisement, des sacrifices sans fin... et d’une fidélité inébranlable à cette forme particulière d’honneur qui s’est forgée à la périphérie tourmentée du système solaire.
Cara Gee éblouit vraiment ici par sa viscéralité. Il y a quelque chose d’Ivan Karamazov chez son personnage, comme il y a beaucoup de Fiodor Dostoïevski dans les cinquième et sixième saisons de The Expanse...
Pour une guerrière indomptée et à sa façon chevaleresque comme Camina, la prise de conscience d’une absence quasi-totale de libre arbitre face à la marche de l’Histoire aura été une torture indicible – la liberté n’étant après tout que l’absence de perception de contraintes. Mais c’était probablement le prix nécessaire pour renoncer à soi, pour dépasser le "moi", afin de s’offrir aux autres et à la collectivité. L’émergence du personnage politique (et finalement historique) de Drummer nécessitait l’autodafé progressif de celle qu’elle était auparavant. Après une si longue errance dans le cosmos (mais aussi dans les méandres de sa propre psyché), n’était-ce en fait pas la seule façon de renouer avec feu Klaes Ashford et de marcher dans les pas de feu Fred Johnson ? Ainsi, leurs morts ne resteront pas vaines...
Une alliance avec Avasarala accouchera alors progressivement comme une évidence, quoique dans la douleur tant elle semble profondément anti-intuitive, contre-nature, et fataliste. Elle sera consacrée par un rituel méta-confessionnel, littéralement une mise à nu primale des cœurs et des esprits sur l’agora de Cérès, tel un potlatch des consciences. Une façon inédite d’entrer avec panache dans l’Histoire... et dans la légende.
Soit un immense moment d’écriture et d’interprétation : deux ex-ennemies assument publiquement leurs griefs mutuels, leurs torts et même leurs préjugés respectifs, par-delà l’orgueil et l’image publique, pour finalement conclure une union certes stratégique (contre un ennemi commun) mais aussi et surtout bâtie sur un semblable désespoir, avec pour dénominateur commun des crimes impardonnables, des blessures incurables, et les cicatrices de l’âme.
Désormais, la Terre partage l’infortune des Belters, et cela change tout. Il fallait peut-être en passer par cette cruelle déchéance pour égaliser les infortunes et pour qu’un rapprochement devienne possible. Faire l’expérience de la détresse collective pour pouvoir renaître métamorphosé. Auquel cas, aussi génocidaire et imposteur qu’il soit, Inaros pourrait être perçu comme un mal, si ce n’est nécessaire, du moins contingent dans le champ évolutionniste voire karmique. À la façon de l’abjecte occupation cardassienne qui seule pouvait "guérir" les Bajorans de l’obscurantisme des castes innéistes (les D’jarras) dans ST DS9...
Dès lors, davantage encore que The Expanse 06x04 Redoubt, ce cinquième opus relativise la gravité du geste controversé (et autocentré) de Holden en l’intégrant à une systémique de métanoïa et en le contextualisant dans une mosaïque géopolitique dont le champ de complexité ne pourrait se satisfaire d’une résolution simple ni d’une causalité unique. Certes, la culpabilisation personnelle de Jim atteint son paroxysme lorsque la secrétaire générale de l’UN lui avouera à demi-mot que les Inners sont en train de perdre la guerre. Mais c’est en même temps lui qui enverra Naomi accomplir un miracle prédicateur et maïeutique auprès de sa vieille amie belter...
Devant les yeux du monde (et de la journaliste Monica Stuart toujours aux premières loges), la poignée de mains historique entre Chrisjen et Camina, si puissamment emblématique, n’aurait jamais été possible si Marco avait été tué dans The Expanse 06x03 Force Projection. La fin de la guerre arrachée presque par hasard aurait privé les Inners d’une victoire incontestable aux yeux de toutes les parties impliquées, donc constructive et durable (exposant le système solaire à des métastases terroristes ou des conflits multigénérationnels). À l’inverse, seule cette alliance scellée à la faveur d’une configuration crépusculaire porte la promesse signifiante d’une redéfinition profonde des relations entre Inners et Belters sur le temps long, et partant, les germes essentialistes d’une véritable ère de paix...
Il n’est pas rare que ce soit la perspective de l’anéantissement, telle une danse de Shiva (nadānta) au bord de l’abîme, qui change à jamais les entendements et le monde. Or The Expanse demeure avant tout une chronique de l’impermanence (et de l’évolutionnisme)...
Mais ce faisant, l’épisode relativise en même temps la place et l’importance internaliste de Holden et du Rocinante sur le grand échiquier. Suivant ainsi le mouvement des romans de Tyler Corey Franck & Daniel Abraham à l’approche du second cycle (débutant avec le septième tome), le rôle de Jim et de son équipage si emblématique est progressivement dilué pour partager la vedette avec d’autres figures (Drummer notamment). Les héros d’hier s’effacent imperceptiblement pour laisser la place à ceux de demain...
Et cette sous-exposition et ce déplacement d’attention auront été finement menés, car c’est symboliquement Holden lui-même qui s’est mis presque hors-jeu en ne profitant pas de l’opportunité que le destin lui avait pourtant offert sur un plateau de diamant. Le capitaine de Rocinante pourrait donc bien rester à la marge du conflit à venir dans le final de la saison, ou du moins ne pas en être la figure de proue. Dans un univers réaliste, le héros d’une guerre est rarement celui de la suivante...
Mais c’est tellement conforme à la typo délibérément frustrante du personnage, toujours un héros à reculons, à contrecœur, malgré lui, presque par accident voire sur un malentendu (façon Jean-Claude Dusse). Holden et son équipage si pluriel (synthétisant si bien toute la diversité du système solaire, tant pas les origines, les classes et les parcours) auraient pu être ces symboles vivants en mesure de contrer politiquement Marco Inaros. La journaliste Stuart l’a probablement instinctivement compris, d’où sa volonté de visibiliser Jim lors de leur brève rencontre dans The Expanse 06x05 Why We Fight...
Mais évidemment, égal à celui qu’il était déjà (dans le pilote de la série) sur le Canterbury (refusant mordicus d’en devenir le XO), Holden a définitivement rejeté la possibilité d’une quelconque interview, s’opposant ainsi à toute médiatisation, et cela même en dépit de leur relation privilégiée (durant la cinquième saison, Jim et Monica furent compagnons d’infortune, et cette dernière était presque devenue un membre à part entière de l’équipage du Rocinante).
Sur le Pella, Inaros confirmera en creux la pertinence de l’intuition de feue l’amirale Kirino (s’emparer du Ring Space – clé de la domination – avant que le Free Navy n’en devienne indéboulonnable), mais c’est bien le manque de vaisseaux (et de puissance de feu) de la MCRN (déjà affaiblie et venue seule) qui aura offert à Marco une victoire facile (qu’il ne manque évidemment pas d’instrumenter avec propagandisme pour motiver ses troupes et ses fidèles).
Quant à Filip, il poursuit encore et toujours son errance sur les sentiers de la déréliction, entre le marteau et l’enclume, perpétuellement confronté à une saturation de messages contradictoires. L’ambiguïté que la série aura cultivé jusqu’au bout reste le syndrome de la propre perdition du personnage.
Privé de la compagnie de feu son ami Joan (qu’il a assassiné par incontinence colérique dans The Expanse 06x01 Strange Dogs), Filip a désormais reporté son affection sur Tadeo, son touchant collègue au poste de réparation de la coque. Icelui est perpétuellement préoccupée par le sort de son frère, Mas, à qui il doit tout, et qui vit sur Cérès. Suite aux explosions très médiatisées des réservoirs d’eau, n’y tenant plus, Tadeo tentera d’établir le contact, rompant pour cela le silence radio que s’impose la Free Navy (durant son déplacement incognito vers la station Medina aux confins du système solaire). Ce qui lui vaudra d’être emprisonné (échappant de peu à l’expulsion dans l’espace sans combinaison).
Filip lui rendra alors régulièrement visite, prenant même le risque d’utiliser ses propres autorisations pour établir une liaison avec Cérès afin d’en savoir plus sur le sort de Mas… hélas funeste. Porteur de la tragique nouvelle, tel un messager de trépas, Filip déclenchera chez Tadeo une crise de désespoir, ce dernier s’accusant d’être responsable de la mort de son frère. Tout en offrant une épaule secourable à son ami en pleurs, il tombera de haut : ce ne sont pas les Inners qui ont miné Cérès (qu’ils venaient de libérer), mais bien les hommes de Marco avant le départ de la Free Navy, dont faisait justement partie Tadeo, convaincu quant à lui que cette opération n’allait causer aucune mort de Belter.
Rarement une scène aura aussi bien rendu la violence absurde et l’horreur de la guerre avec telle une économie de moyens ! Impressionnant.
Ironiquement, alors que la XO Rosenfeld Guoliang aura de son côté réussi à largement réhabiliter le fils aux yeux du père (en lui diffusant l’enregistrement vidéo de séance de harangue loyaliste de la fin de The Expanse 06x04 Redoubt), l’idéalisme révolutionnaire que Filip était tant bien que mal parvenu à reconstruire autour de l’image paternelle se voit une nouvelle fois profondément mis à mal, brisé, trahi. La "croisade" de Marco est jonchée du sang des civils belters qu’il n’hésite pas à assassiner lui-même avec une totale duplicité. Preuve de la qualité d’interprétation de Jasai Chase Owens, Filip laissera transparaître en quelques secondes silencieuses une rare palette émotionnelle, allant du dégoût à la haine, le tout sans une once de surjeu.
Serait-ce enfin la goutte d’eau qui fera déborder le vase proverbial ?
Les focus accordés épisodes après épisodes aux états d’âmes fluctuants de Filip ont bien entendu pour fonction de le prendre à témoin de l’hubris et de la folie de Marco, entre le miroir tendu et le contrepoint symbolique. Mais ils suggèrent aussi que le fils de Naomi, perturbé et instable, mais néanmoins idéaliste, sera appelé à jouer un rôle essentiel dans l’acte final...
Dans le Landerneau du Rocinante, il était acquis que la "turpitude" de Holden (laisser Inaros en vie) allait tôt au tard parvenir aux oreilles de Roberta, restée inconsolable de l’opportunité militaire manquée, et dont le courroux risquait fort de faire trembler le système solaire… via Avasarala s’il le faut.
L’indiscrétion ne risquait évidemment pas de provenir de Clarissa, d’autant plus que cette dernière s’est considérablement rapprochée de son capitaine à la faveur d’égarements insondables désormais en partage. Elle ira même lui parler positivement de son père Jules-Pierre Mao qui, malgré ses crimes inexpiables, voyait sincèrement dans la protomolécule la clef de survie de l’espèce humaine. Or il est vrai que les recherches sur cette dernière auront servi légalement au développement de l’armure de l’UN One (que le Roci va également recevoir en upgrade), et plus expérimentalement à la fabrication de la nourriture humaine à partir de dioxyde de carbone et d’énergie (grâce au botaniste Praxideke Meng). Ces considérations combinées ont un importance épistémologique insoupçonnées car The Expanse parvient ainsi à montrer que le pragmatisme et la morale forme une dialectique hégélienne.
En revanche, le soudain antagonisme entre Jim et Amos né dans The Expanse 06x04 Redoubt (replongeant presque dans l’ambiance de la première saison) désignait assez naturellement la source de la "fuite" en passe d’advenir. Quelques verres de trop dans un rade de Cérès entre deux visites au lupanar… et Burton avouera à Draper son trouble et ses doutes existentiels. Quel sens pour lui de rester à bord du Roci et continuer le combat aux ordres d’un capitaine qui a délibérément saboté par convenance personnelle (pour avoir juste croisé le regard de Filip) une occasion inespérée de mettre un terme à la guerre ?
Mais au lieu de déchaîner le feu de Wotan, ou plus exactement de Frigg, la découverte de cette infamante vérité déclenchera chez elle seulement un rire… quoique proprement homérique ! Bobbie trouvera contre toute attente un immense soulagement psychologique à la découverte que ce gâchis n’est en aucun cas le fruit du hasard… Et pas même pour le confort corollaire et exutoire de pouvoir en blâmer (en privé) ou dénoncer (publiquement) quelqu’un... Et elle ne s’arrêtera pas en si bon chemin puisqu’elle réussira même, par une assez stupéfiante séance de psychologie renversée, à totalement désamorcer la légitime rancœur de Burton envers Holden et ainsi tarir son désir de désertion.
Entre quelques répliques de Burton inénarrables de décalage (« Généralement je comprends ce qu’il fait, mais ça… Parfois, on dirait qu’il veut nous faire tuer. Mais il a sauvé l’espèce humaine puis d’une fois. J’imagine que ça s’équilibre. »), Roberta invoquera avec relevance le loyalisme amoral (ou du moins non-axiologique) des organisations autocéphales (i.e. familles ou mafias), mais transcendé par une saisissante empreinte de Bushidō ainsi que par une superbe hybridation entre la realpolitik et un message de concorde (en effet, tuer son ennemi n’est pas forcement une victoire, et lorsque cet aphorisme vient d’une guerrière, cela en impose...). Toujours est-il qu’en accordant ainsi une prévalence à l’esprit de corps des frères d’armes (ceux sur qui on peut compter et qui protègent vos arrières), Bobbie exonère et réhabilite de facto Jim, à défaut de forcément lui pardonner et encore moins l’adouber.
Que ce soit sa leçon de résilience pour sortir Avasarala de son auto-apitoiement (peu avant) ou son "pep talk" pour redonner un sens à la vie de Burton (toujours fragile derrière son épaisse carapace), Draper révèlera une subtilité psychologique que son côté "bad ass" ne laissait pas forcément présager, mais parfaitement en accord avec la considérable évolution du personnage...
Alors pour fêter sa foi retrouvée (quoique nouvelle) en Holden (non plus basée sur sa légendaire "boussole morale" mais sur un sentiment d’appartenance), Amos conviera en toute décomplexion Bobbie à l’accompagner au bordel… et plus si affinité.
L’écriture – profondément adulte – est décidément une orfèvrerie, à tous les échelons de la pyramide.
Passant à la vitesse supérieure sur le dossier épineux et ô combien fondamental des entités rouges du Ring Network ayant plongé dans le néant le Barkeith (vaisseau renégat de la MCRN), Holden a finalement contacté l’exobiologiste Evi Okoye, figure centrale de la quatrième saison de The Expanse et restée sur Ilus IV. Réapparaissant dans un caméo le temps d’un enregistrement vidéo, elle livrera des conclusions précises mais inquiètes : les disparitions interviennent à partir d’un certain seuil masse-énergie durant les traversées annulaires. Si cette conclusion permettrait théoriquement d’éviter les tragédies, le risque demeure considérable, et Jim redoute en outre la capacité desdites entités – dont il a déjà subjectivement perçu la colère croissante – à affecter notre univers (comme en témoigne l’artéfact laissé dans le sous-sol d’Ilus et plus généralement la disparition des puissants Ring Buiders et créateurs de la protomolécule).
Fort d’un dossier désormais solide, Holden exposera en personne ce péril majeur à la secrétaire général de l’UN. Mais il poussera son idéalisme infatigable à vouloir aussi en informer loyalement Marco Inaros… à la plus grande sidération d’Avasarala (qui concentre ses ultimes ressources à la lutte contre le giga-terroriste).
Une fois n’est pas coutume : un potentiel angle mort s’est peut-être glissée dans ce ressort. En effet, si Inaros et la Free Navy contrôlent la station Medina et le Ring Space, Holden pouvait-il librement communiquer avec Okoye sur Ilus IV (forcément via les Rings), qui plus est sans que ces échanges distants ne soient interceptés et décryptés par l’ennemi Marco ? Certes, la série est restée suffisamment floue sur le degré de contrôle effectif des communications par la Free Navy (en dépit des quelques remarques de Monica Stuart) pour ne pas y voir une incohérence à proprement parler ; cependant l’épisode aurait gagné à fournir davantage de précisions pour éviter un sourcil très légèrement levé. Cela reste cependant trop insignifiant et incertain pour pénaliser l’épisode.
Sur la planète Laconia, Cara a bien trainé dans la nuit sylvestre la dépouille de feu son frère pour le confier (ou l’offrir ?) aux "strange dogs" ressusciteurs. Ces derniers s’y mettront à trois, mais sans grand suspens, Xan reviendra à la vie.
À la vie peut-être, mais pas forcément intègre, du moins pas identique à celui qu’il était avant son trépas. Il avouera à sa sœur "se sentir bizarre", moyennant une perception différente du monde environnant. De plus, il reviendra de la mort avec le souvenir de voix sans visage, et du vocable "substrat"...
C’est probablement sur un nouveau paradigme d’existence qu’ouvrent progressivement les teasers de la sixième saison. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, en Hard-SF, les lois naturelles sont toujours préservées, résurrection ou pas. Sans même forcément convoquer une myriade de classiques du fantastique ou de l’horreur (Re-Animator de HP Lovecraft et Stuart Gordon, Les revenants de Fabrice Gobert, Post Mortem de Petter Holmsen, et tant d’autres…), le retour de Xan (puis de ceux qui lui emboiteront éventuellement le pas) aura forcément un prix… qui pourrait bien se dévoiler dès l’épisode prochain.
Par petites touches pointillistes, la sixième saison multiplie décidément ses incantations propitiatoires à une extension télévisuelle future…
Conclusion
The Expanse 06x05 Why We Fight est un pur bijou d’écriture inspirée et interpénétrée, offrant même quelques vrais morceaux d’anthologie autour des points de convergence (et même de fusion) entre les cheminements individuels jonchées de traumas et les destinées collectives qui décideront de la vie ou de la mort des civilisations.
Le puzzle s’assemble avec un naturel confondant. Pourtant les psychologies sont non-conventionnelles, parfois même effleurées par des fulgurances, dévoilant souvent des marques de créolisation. L’épisode montre ainsi à quel point il sait s’affranchir du contemporain, rappelant à chaque instant que les événements prennent place dans un futur lointain, avec des référents culturels et comportementaux très éloignés des nôtres. Et ce dépaysement fait un bien fou ! Si peu de SF auront été capables de se penser hors du nombrilisme contemporo-centré et occidentalo-centré, même si fatalement des constantes universelles ou points d’invariance subsistent.
Le tour de force est d’avoir mis en scène les résultantes logiques et inexorables de ce qui précède, tout en ayant laissé une part d’incertitude et d’indécidabilité dans les choix individuels et les dilemmes décisionnels.
La formalisation stratégique et tactique vérifie toute la rigueur des méthodologies de résolutions de problèmes de boardgames, renvoyant à l’ADN ludologique du cycle littéraire de The Expanse.
Les quelques larmes (si rares dans cette série) portent ici tout le poids de la détresse du monde, et elles réussissent paradoxalement à être des démonstrations de pudeur, dépourvues de tout pathos racoleur (outre de n’être pas seulement le monopole des femmes, cf. Tadeo). Il en est de même des dialogues toujours économiques et ciselés, tantôt profondément tragiques, tantôt subtilement comiques, voire les deux à la fois comme chez William Shakespeare. Aucun babillage inutile, pas un microgramme superflu, si bien que chaque parole pèse des tonnes.
Et toujours, par son caractère choral, par son épaisseur et sa maturité, l’avant-dernier épisode flirte davantage avec le docu-vérité sur le futur qu’avec la fiction divertissante (ou démagogique).
Assurément un grand moment de SF télévisuelle qui pave avec une force tranquille mais implacable la voie vers un final qui sera certainement dantesque quand bien même ouvert...
YR
BANDE ANNONCE
Les illustrations des articles sont Copyright © de leurs ayants droits. Tous droits réservés