The Expanse : Review 5.06 Tribes
Avec The Expanse 05x06 Tribes, la série de Naren Shankar entre de plain-pied dans le champ diégétique du sixième volume (Babylon’s Ashes en VO ou Les Cendres de Babylone en VF) du cycle de James SA Corey.
Du parfum d’inéluctabilité au basculement civilisationnel, la première moitié de la saison 5 était placée sous l’empire du fatalisme. Les protagonistes de la série se retrouvaient cantonnés au rôle impuissant de témoins de la marche de l’Histoire, et même son principal artisan (le terroriste Marco Inaros) paraissait n’être qu’un instrument du destin, nexus de tous les flux psychosociologues nés des déséquilibres, de toutes les injustices, colères et frustrations accumulées formant la plus puissante des forces évolutionnistes (comme l’avaient si bien compris les Shadows de Babylon 5). Le spectateur sort comme groggy d’une immersion sans ambages dans ce déterminisme implacable (les Moires ou les Parques) que même les divinités du Panthéon hellénique ne pouvaient juguler.
Par contraste, la seconde moitié de la saison se place sous le signe de l’émergence, la sélection naturelle darwinienne reprend progressivement ses droits sur l’adaptabilité, et les volitions individuelles parviennent de nouveau – tant bien que mal – à tracer des voies sinueuses dans un monde en chaos. En dépit de nombreuses libertés narratives envers la source littéraire, l’apothéose chorale du sixième volume transparaît bien dans cet épisode, qui met à l’honneur un nombre inédit de personnages, osant même offrir certaines des meilleures lignes de dialogues à des guests, des troisièmes rôles voire des figurants, comme pour rappeler que le champ des causalités multiples n’a jamais été un club de VIP. Ce n’est pas démagogiquement l’espoir qui renait, mais simplement la vie qui affirme sa résilience.
Soldant l’anarchie et les querelles de succession ayant résulté de la mort de Nancy Gao, un nouveau secrétaire général est appointé, David Paster, ancien ministre des transports. Accoutumée aux requins de la politique, Chrisjen Avasarala découvre avec fascination un véritable honnête homme, sans idéologie ni agenda caché, car dépourvu d’ambition, humble car lucide envers lui-même, tel un clin d’œil au principe minbari (cf. Babylon 5) du pouvoir qui doit seulement être accordé à ceux qui ne le recherchent pas. Entérinant la prescience infortunée de Cassandre, c’est avec le plus grand naturel qu’il invite Chrisjen à rejoindre son gouvernement provisoire. Et tandis que son mari est toujours porté disparu, un sentiment indéfinissable s’empare de celle qui fut aussi indûment placardisée, celle qui prêchait et même hurlait désespérément dans le désert de la suffisance, celle qui aurait pu empêcher la catastrophe planétaire d’advenir si quelqu’un l’avait écoutée... et que l’on prend soudain au sérieux, mais tellement trop tard.
La scène est fascinante, par son poids phénoménal à la fois d’implications et d’émotions mélangées. Et en l’espace de quoi ? Deux minutes chrono ?!
Shohreh Aghdashloo fait montre de son immense talent d’interprétation tant elle réussit à faire passer dans ses expressions faciales la vulnérabilité et la dérisoire tragédie de l’existence, dans la pudeur, dans la retenue... comme à l’ère du Star Trek bermanien, donc aux antipodes des pantomimes et des surjeux de Discovery.
Ayant purgé le code Augustin Gamarra après avoir évité de justesse l’explosion du Rocinante et de la station Tycho, Jim Holden quitte enfin l’astroport à la poursuite du Zmeya (ayant volé l’ultime protomolécule). Son équipage a été renforcé et élargi, notamment par le très expérimenté chef des opérations de la station Tycho, Bull, et aussi par courageuse journaliste (devenue "témoin gênant") Monica Stuart.
Alex Kamal et Roberta W Draper ont survécu à l’éjection et à l’explosion du noyau du Razorback. Mais celui-ci est rejoint et abordé par le vaisseau poursuivant (des trafiquants de la Free Navy. C’est à l’expérience de combat de "Bobby" et ses exosquelettes que les deux Martiens devront de renverser la situation en fixant un explosif à la coque des assaillants.
The Expanse fait à cette occasion une nouvelle démonstration de sa haute vraisemblance astrophysique et de sa parfaite compréhension de la topographie spatiale. Les lois de compositions de mouvements balistiques et gyroscopiques offrent un festival pour les yeux et pour l’esprit scientifique, digne du référentiel SG Universe 02x07 The Greater Good.
Très logiquement, la chute des astéroïdes sur Terre plonge les continents rescapés dans une nouvelle ère glaciaire (du fait de l’encrassement des hautes couches de l’atmosphère, filtrant alors davantage le rayonnement solaire).
Pour échapper aux autorités des camps de réfugiés qui se déploient un peu partout ("Peaches" risquant d’être de nouveau emprisonnée voire même abattue à vue), Amos Burton et Clarissa Mao entament une longue marche forcée à destination de Baltimore à travers les épaisses forêts enneigées de l’Amérique du Nord. Soit un regard très naturaliste sur une réalité désormais postapocalyptique, évitant ainsi tous les clichés du genre (Mad Max & co...). La vie a beau s’être frayée un chemin, le silence de la mort n’en est pas moins assourdissant. L’ombre de La route de John Hillcoat (2009) n’est pas bien loin, quoiqu’il soit possible de remonter jusqu’au The Long Walk de Sławomir Rawicz (1956).
Une nouvelle fois, Amos révélera une aptitude stupéfiante à survivre sans forcément disposer lui-même d’atout physique majeur. Mettant à profit les "mods" implantés en Clarissa (et sa vitesse d’attaque fulgurante), Burton piègera et éliminera froidement un survivaliste pour s’emparer – tel un prédateur – de ses nombreuses ressources tout en offrant un abri curatif à "Peaches" (sans lequel elle n’aurait probablement pas survécu).
Des dialogues d’une grande authenticité (sans verbiage inutile mais où chaque mot pèse lourd) montreront à quel point l’un(e) et l’autre savent qu’ils ont franchi une ligne sanglante inexpiable. Pourtant, ils s’accrochent désespérément à leur humanité, tentant de se convaincre eux-mêmes de n’être pas devenus des monstres, parce qu’ils ne sont pas devenus indifférents, parce qu’ils ont encore (une) conscience. Une thin blue line que Clarissa somatisera par la peur, à laquelle elle aura même dédié une touchante prière depuis les tréfonds de sa prison (physique et morale). Mais la peur est justement une émotion dont est largement dépourvu Amos... ce qui le conduira à une introspection lucide bien plus poignante que n’importe quel mélo larmoyant. Il avouera dès lors à demi-mot qu’il est en train de se perdre à force de rester éloigné trop longtemps de la "boussole morale" Jim Holden…
Une telle vérité dans l’étude psychologique laisse pantois.
L’épisode met également en scène les retrouvailles, ou plus exactement (du fait de la reconfiguration) la rencontre au sommet presque chtonienne entre Drummer (avec sa petite flottille de "pirates") et Inaros (désormais à la tête d’une impressionnante flotte composée de croiseurs et de frégates émanant de la MCRN).
Rarement le souffle de realpolitik aura autant irrigué une œuvre de SF. Parce que Camina est, elle aussi, une "boussole morale" quoique coutumière des eaux troubles. Mais elle est en même temps d’un pragmatisme sans faille – de celui qui pousse à faire abstraction de ses propres affects égocentrés en fonction des rapports de force et selon les intérêts supérieurs ou collectifs. En sus, elle porte sur ses épaules toute la culpabilité du monde : celle d’avoir "acquitté" – par calcul tactique – Marco lors de son "procès" dans The Expanse 04x04 Retrograde.
Or impuissante face à ce criminel de masse qui a successivement assassiné deux des êtres qui lui étaient les plus chers (Klaes Ashfrod et Fred Johnson), alors qu’elle rêvait de châtier Marco de la plus rétributive des manières, la nouvelle donne géostratégique oblige néanmoins Drummer à avaler la pire des couleuvres imaginables : rallier la Free Navy ! Car c’est désormais la seule façon pour les Ceinturiens de survivre face aux inévitables représailles des Inners, et c’est surtout la seule façon d’espérer impacter le nouvel ordre qui se dessine. Il en ressortira un croisement d’équipages (l’ultra-loyaliste Karal rejoindra l’équipage de Drummer) scellant ainsi une intrication, tel un "pacte de sang" symbolique.
Drummer s’est surtout laissée "convaincre" (un terme bien réducteur) par le discours que tiendra en privé l’un de ses propres subordonnés, Bertold (un personnage à peine au-dessus du rôle de figurant !), quant à l’illusion du choix et la nécessité impérieuse de rejoindre Inaros. Soit un pur morceau d’anthologie, puisant ses racines aussi bien dans la rhétorique stoïcienne prédictive que dans le positivisme juridique. Une dialectique (pas même forcément manipulatoire) qui illustre remarquablement les mécanismes rationnels (logos) et éthiques (ethos) – et non uniquement émotionnels (pathos) – qui auront conduit, tout au long de la longue Histoire humaine, des individus honorables (voire remarquables) à faire allégeance à des obédiences déviantes ou infamantes.
Les sous-entendus et les regards (aussi riches que des dialogues) se taillent ici la part du lion, notamment lorsque Camina plantera subtilement, l’air de rien, le germe du doute dans l’esprit conditionné et radicalisé de Filip. Et ledit germe trouvera un écho inattendu dans la vaticination que Naomi avait adressé peu avant à son fils à l’endroit de l’égocentrisme morbide de Marco (« je sais qu’il ne mourrait pas pour toi, mais il te laisserait mourir pour lui »). Si bien que malgré le durcissement de l’emprisonnement de Naomi (qui aura échappé de peu à une éjection dans l’espace pour avoir révélé à la fin de l’épisode précédent à Holden le code Augustin Gamarra), la mémoire du mythique Behemoth conduira pour la première fois le fils à entamer de lui-même un dialogue avec la mère (dans sa cellule)...
En créant de toute pièce un péril de feedback, le Bosmang des bosmangs aura infligé aux Belters un ennemi commun pour mieux les unir sous sa bannière messianique. Et comme preuve de sa vision pan-constructiviste, planificatrice et totalisante à long terme, Inaros avait de lui-même parfaitement anticipé la dépendance générale envers les ressources nutritives de la Terre en investissant dans les recherches de Nico Sanjrani et le projet Ganymède Ag-Domes... qui ambitionne, sous une décennie, de détrôner le monopole agro-alimentaire terrien.
Les propitiations de Marco sont donc toujours empreintes d’une praxis révolutionnaire redoutable. Et grâce à ses "coups d’éclats" cosmiques, il profite maintenant d’une dynamique de ralliements et d’un effet de boule de neige au sein des Belters.
Cependant, non sans ironie, son ascension le conduit à adopter des attitudes de politicien – centrées autour de sa personne et dispensatrices de promesses diversement irréalisables – qui le font de plus en plus ressembler aux Inners qu’il prétend combattre... Le "nouveau monde" sera-t-il finalement si différent de l’ancien ?
En outre, Inares est bien trop stratège pour ne pas comprendre que la survie de Holden, du Rocinante et de Tycho – incarnant les ultimes traits d’union entre les Inners et les Betlers – représente pour son grand projet un sérieux grain de sable... qui pourrait tôt ou tard se muer en rouleau compresseur.
Enfin, quelques nuages s’amoncellent à l’horizon... notamment parmi ses fidèles les plus proches, en particulier Cyn et Filip. Comme avec Jules César et Brutus, l’histoire de l’Homo sapiens est décidément un éternel recommencement...
Ces aléas majeurs dans une mécanique qui semblait si implacable participent du réalisme profond d’une série qui, jamais, ne cède à la facilité de faire de qui que ce soit un(e) deus ex machina ou un(e) puppet master.
Portée par une interprétation toujours exceptionnelle de justesse, l’ensemble des scènes à bord du Pella reproduisent à la fois les paradigmes de la tragédie antique (dont la fascinante Drummer devient désormais une effigie) et de la meilleure "SF conceptuelle" (lorsque des perspectives d’une égale légitimité s’opposent de façon inconciliable et indécidable).
En sus, la juxtaposition entre le nouvel ordre spatial de la Free Navy et l’errance into the wilderness sur Terre induit un contraste maïeutique pour une vraie catharsis civilisationnelle.
Ce qui frappe peut-être le plus dans The Expanse 05x06 Tribes, c’est qu’il n’y a pas une seule scène axée sur les histoires personnelles du main cast (éparpillé à travers le système solaire) qui ne relate pas homothétiquement et fractalement la grande Histoire. Toutes et tous sont les visages tragiques de la société plurielle qui se désagrège et qui mute, des plus hautes sphères aux survivants de l’ombre, de l’exhibition à l’intimité, par-delà le bien et le mal tel que l’entendait Friedrich Nietzsche. À l’écran, rien n’est gratuit, rien n’est vain, rien n’est putassier, même les moments de silence, de contemplation et de méditation.
Le titre de l’épisode porte sur ces "atomes" de la sociabilité naturelle humaine, ces monades urbaines (cf. Robert Silverberg) autour desquelles s’articule la ligne de fracture entre l’identité et l’altérité. Les tribus (dans leur acception la plus étroite à la plus large) forment le dénominateur commun de toutes ces familles recomposées qui émaillent l’Expansion de l’humanité dans l’univers, mais sans pour autant échapper aux schémas millénaires des perpétuels affrontements sur le grand échiquier, dans l’espoir instinctif (mais illusoire) de n’en former un jour plus qu’une.
Évitant l’étroitesse de vue des transpositions réductrices de l’actu contemporaine, The Expanse privilégie toujours la hauteur de vue de la systémique et de la palingenèse, lorsque des configurations sociologiques et géostratégiques se répètent inlassablement sur le temps long, en dépit des écarts abyssaux de contextes, à la façon de lois naturelles qui ne diraient pas leur nom.
La construction narrative est proprement quantique, s’employant à cultiver ce qui est et n’est pas à la fois. Il devient ainsi possible de nous affranchir de nos réflexes millénaires de positionnement et de jugement pour appréhender simultanément la complétude de tous les points de vues, de toutes les perspectives, de tous les paradigmes d’existence. Soit le cœur même de la "science-fiction source", anticonformiste et prospective, qui ne consiste pas à opposer des "gentils" à des "méchants", ni des "intelligents" ayant raison à des "imbéciles" ayant tort, mais des figures inconciliables du destin ayant toutes (leurs) raisons (selon leurs référents propres).
Ce sont là les briques de l’universalité. Offrant au spectateur la sensation unique d’être un fétu emporté par le vent stochastique de l’Histoire... qui souffle si fort sur les frontières... pour une célébration liminale des tournants, des caps, des disruptions, des cliquets, des Rubicons.
Au fond, chaque épisode est une transition. Et c’est l’impermanence de ce perpétuel état transitoire qui confère à la fresque toute sa vérité.
À la lecture du paragraphe précédent (qui présente sciemment un air de "déjà vu" envers les critiques précédentes ;-)), s’il fallait vraiment trouver un "défaut" à cette cinquième saison de The Expanse, c’est son degré record d’homogénéité. Les épisodes sont manifestement tous 100% parfaits (5/5 à chaque fois), et il est juste impossible de les prendre en défaut (même avec un esprit de nitpicker) :
la construction narrative et le sens aigu des relations de causes à effets sont déployées au cordeau à travers l’ensemble de la saison ;
le fond est d’une épaisseur vertigineuse et il s’exprime aussi bien par des dialogues ciselés que par les subtexts, les expressions des visages, le langage corporel ;
le réalisme et la vérité (que celle-ci soit géopolitique, sociologique, scientifique, émotionnelle...) transparaît dans chaque scène, dans chaque réplique (autant dire 0 incohérence et 0 inconséquence à déplorer) ;
en dépit des nombreuses licences envers le matériau littéraire, l’adaptation audiovisuelle ne trahit jamais ni l’esprit ni la cohérence du cycle de James Corey ;
le visuel (notamment spatial) convoque en permanence les plus éminentes références de la SF la plus hard (2001, 2010, Contact…), mais moyennant un cahier des charges tellement strict que rien ne permet de distinguer formellement les épisodes les uns des autres (quels que soient les réalisateurs).
En somme, chaque saison de The Expanse, et davantage encore la cinquième, est un très long film d’environ neuf heures, tout au plus découpé en dix chapitres (et encore...).
Ledit défaut de l’incipit ne se rapporte donc aucunement à l’œuvre elle-même, mais à l’exercice critique qui est pratiquement irréalisable à la seule échelle de chaque épisode… sauf à répéter les mêmes éloges panégyriques, semaine après semaine.
Analogiquement, il n’était pas davantage possible il y a quinze/vingt ans de chroniquer utilement chaque épisode séparé de 24 heures chrono...
C’est davantage à l’aune de la saison entière de The Expanse – considérée comme un tout indissociable – que cette analyse critique aurait de prise (et de sens)...
ÉPISODE
Episode : 5.06
Titres : Tribes
Date de première diffusion : 6 janvier 2021 (Prime Video)
Réalisateur : Jeff Woolnough
Scénariste : Hallie Lambert
BANDE ANNONCE
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