Livre SF : Autrefois les ténèbres de R. Scott Bakker - Une Guerre Sainte est en marche
AUTREFOIS LES TÉNÈBRES : SOMMES-NOUS VRAIMENT LIBRES DE NOS CHOIX ?
Auteur : Richard Scott Bakker
Premier éditeur : Overlook Press
Première parution : 2003
ISBN : 978-2266154970
C’est cette question vertigineuse qui sert de socle à Autrefois les ténèbres, premier volet d’une trilogie qui commence avec Le Prince du Néant de R. Scott Bakker. Dès les premières pages, nous sommes confrontés à cette question troublante qui hante l’ensemble de l’œuvre : sommes-nous libres de nos choix ?
Loin d’être une simple épopée de fantasy, ce roman nous pousse aussi à questionner nos propres croyances, nos décisions et les forces invisibles qui les dirigent. Ce qui frappe immédiatement, c’est la manière dont Bakker déconstruit les schémas classiques du genre. Ici, pas de frontière nette entre le bien et le mal, pas de héros aux intentions pures. Chaque personnage, chaque choix est teinté de nombreuses ambiguïtés profondes.
En tant que passionné de science-fiction et de fantasy (je considère que les mondes imaginaires se rejoignent avec la SF), je suis habitué aux récits complexes et aux univers foisonnants. Mais rares sont les œuvres qui parviennent à conjuguer une telle profondeur philosophique avec une narration plutôt immersive. Bakker, lui, excelle dans cet exercice. Il ne se contente pas de raconter une histoire. Il nous confronte à nous-mêmes à travers ses histoires.
L’homme face à l’illusion du libre arbitre
Au cœur de ce récit monumental, un personnage émerge avec une puissance troublante : Anasûrimbor Kellhus. Issu de l’ordre des Dûnyains, Kellhus incarne la quintessence de la rationalité froide. Éduqué dans un isolement total, il a été conditionné à maîtriser la logique, à disséquer les comportements humains, à manipuler les émotions avec une précision chirurgicale (presque un Vulcain ce type). Mais ce n’est pas tant son intelligence qui fascine que ce qu’elle révèle de notre propre condition : nos désirs, nos peurs, nos croyances sont-ils vraiment les nôtres ?
Kellhus ne se contente pas d’influencer les autres, il façonne littéralement la réalité qui l’entoure. Par son simple regard, il perçoit les failles des âmes, les contradictions des discours, les faiblesses des certitudes. Il les exploite sans scrupule, les tord, les plie jusqu’à ce que chacun devienne un pantin docile. C’est terrifiant. Et brillant. Car cela nous force, nous lecteurs, à questionner notre propre existence : combien de nos décisions sont-elles réellement libres ? Sommes-nous les architectes de nos vies ou les résultats d’engrenages sociaux, culturels, biologiques qui nous dépassent ?
Prenons un moment pour méditer cette scène marquante où Kellhus manipule habilement un interlocuteur influent. Ce dernier, croyant tenir les rênes de la conversation, se retrouve progressivement piégé dans un filet d’interrogations subtiles, perdant peu à peu toute maîtrise. La finesse avec laquelle Bakker dépeint cette prise de pouvoir silencieuse est saisissante. Ce n’est pas un affrontement de force brute, mais un effacement progressif de la volonté de l’autre. Et, en tant que lecteur, on ne peut s’empêcher de frissonner devant cette démonstration glaciale de contrôle.
La foi, moteur ou masque de l’ambition ?
Si Autrefois les ténèbres explore le libre arbitre à travers ses personnages, il interroge également la nature de la foi. La trame de fond du roman est une Guerre Sainte, un conflit religieux censé réunir les peuples autour d’un idéal sacré. Mais sous cette façade pieuse se cache un tissu complexe de manipulations politiques, d’ambitions personnelles et de trahisons.
Bakker déconstruit avec brio l’image idéalisée des croisades. Loin d’être un élan de foi pure, cette guerre sainte est un champ de bataille où les puissants tirent les ficelles. Les motivations des dirigeants religieux sont entachées par le désir de pouvoir, les souverains la détournent à leur avantage politique et les sorciers eux-mêmes, divisés, y voient l’opportunité de s’imposer. À travers ce prisme, Bakker nous pousse à nous demander : combien de nos idéaux sont réellement sincères et combien ne sont que des masques pour mieux dissimuler nos intérêts personnels ?
Ce questionnement prend toute sa force dans la figure de Drusas Achamian, le sorcier du Mandat. Son rôle est d’une ambivalence troublante. Obsédé par la menace d’une apocalypse imminente, il oscille entre la lucidité d’un homme éveillé à un danger ignoré et l’aveuglement d’un fanatique incapable de remettre en question sa mission. Achamian est déchiré entre son devoir et ses émotions, entre sa foi en la nécessité de son combat et les doutes qui l’assaillent. Ce personnage est profondément humain dans ses contradictions et c’est précisément ce qui le rend si captivant.
La magie comme reflet de la société : puissance et isolement
Dans cet univers déchiré par les guerres et les complots, la magie occupe une place singulière. Elle n’est ni un art noble ni un simple outil, mais un pouvoir redouté et honni. Les sorciers, appelés les Rares, vivent à la marge, craints pour leur puissance, mais méprisés pour leur différence. Cette relation ambivalente entre le peuple et les sorciers résonne étrangement avec notre propre rapport au pouvoir et à la connaissance.
Le Mandat, ordre auquel appartient Achamian, détient la Gnose, une magie ancestrale qui pourrait prévenir la Seconde Apocalypse. Pourtant, leur obsession pour cette menace oubliée les marginalise. Le monde les regarde avec méfiance, les jugeant fous ou dangereux. Ce rejet social est fascinant, car il illustre la peur collective de l’inconnu, de ce qui échappe à notre compréhension. On retrouve ici un parallèle frappant avec la science dans nos sociétés : adulée pour ses avancées, mais crainte dès qu’elle touche à des domaines jugés trop risqués ou incompréhensibles.
Les chorae, ces reliques du passé capables de réduire en cendres tout sorcier, incarnent cette volonté de contrôle. Elles représentent la peur ultime d’un pouvoir trop grand pour être maîtrisé. Ce fragile équilibre entre force et vulnérabilité confère à la magie de Bakker une profondeur unique, bien loin des clichés habituels de la fantasy.
Des personnages façonnés par leurs blessures
Bakker ne se contente pas de montrer un monde complexe ; il le peuple de personnages d’une rare intensité psychologique. Chacun porte en lui des fêlures, des douleurs anciennes qui dictent ses choix. Prenez Cnaiür, ce barbare aux pulsions violentes, hanté par la trahison et la honte. Derrière sa brutalité se cache un homme déchiré par les cicatrices de son passé. Il n’est pas simplement un guerrier, mais un être en lutte permanente contre ses propres démons.
Et que dire d’Esmenet, bien plus qu’une simple figure féminine dans un monde d’hommes ? Prostituée marquée par la misère, elle incarne la résilience. Sa quête d’identité, d’amour et de reconnaissance résonne comme un cri étouffé dans cet univers brutal. Bakker lui offre une profondeur bouleversante, brisant les archétypes souvent réservés aux personnages féminins dans la fantasy.
Un monde d’une densité vertigineuse
L’univers d’Eärwa est un chef-d’œuvre de construction. Bakker ne se contente pas de poser des décors ; il érige un monde vivant, avec ses civilisations, ses guerres, ses croyances. Chaque peuple, chaque lieu porte les cicatrices d’un passé riche et torturé. Cette densité peut déstabiliser le lecteur, mais c’est aussi ce qui fait la grandeur de ce récit. On sent que chaque détail, chaque coutume a été pensé avec minutie. On entre dans ce monde comme on se perd dans un labyrinthe, émerveillé et oppressé à la fois.
Et vous, jusqu’où iriez-vous pour la vérité ?
Au terme de ce voyage, une question reste suspendue à mes lèvres : seriez-vous prêt à tout sacrifier pour atteindre la vérité ? Autrefois les ténèbres ne donne pas de réponse, bien évidemment. Il nous renvoie à nos propres dilemmes, à nos propres choix. D’ailleurs, en refermant ce livre, j’ai ressenti ce vertige que seuls les grands romans offrent. Un mélange d’émerveillement et d’inquiétude.
Osez, vous aussi, franchir le seuil d’Eärwa. Vous en ressortirez changé.
À bientôt les fans de fiction !
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