For All Mankind : Review 1.05 Into The Abyss
Durant un premier survol du satellite naturel de la Terre, l’équipage d’Apollo 15 identifie la possible présence de glace au pôle sud de la Lune, dans des zones n’ayant pas été exposées aux rayons solaires depuis des millions d’années. Poussés par Houston, Edward Baldwin et Molly Cobb prennent alors la décision de commandement de changer leur plan de vol en cours de mission. Le site d’alunissage ne sera plus Frigoris, mais le cratère Shackleton à 4 000 km de là.
En somme, une façon de conjurer l’absence de prise de risque durant Apollo 10 dans cette ligne temporelle alternative (telle une revanche)... Maintenant que les USA savent que les Russes sont en passe d’établir une base lunaire (et peut-être une tête de pont militaire pour y implanter des missiles), les astronautes de la NASA sont prêts à renouer avec l’esprit pionnier et casse-cou de The Right Stuff. Or la présence d’eau solide à proximité offrirait une ressource considérable pour assurer l’autosuffisance d’une base lunaire. Mais en reporter la recherche à la future mission Apollo 16 pourrait donner l’avantage chronologique aux Soviétiques...
En d’autres termes, chaque mission Apollo devra désormais faire l’Histoire, quitte à davantage exposer la vie de ses astronautes et faire endurer l’enfer à leurs familles sur Terre…
Sans rien omettre des éléments techniques et scientifiques, For All Mankind 01x05 Into The Abyss se décline néanmoins avant tout en character driven. Les constructions relationnelles d’une part entre le commandant Edward Baldwin et la "vedette" Molly Cobb (première femme américaine sur la Lune) à bord de l’Endeavour puis du Seahawk, d’autre part entre l’épouse Karen Baldwin et l’époux Wayne Cobb sur Terre... se font mutuellement écho et se répondent narrativement. Les premiers partageront le réputé narcissisme égocentrique de tous les Colomb ou Magellan supposés faire avancer l’Histoire, tandis que les seconds communieront dans les traumatismes refoulés de la séparation et de l’impuissance des coulisses, convoquant le souvenir de l’inoubliable épisode From The Earth To The Moon 01x11 The Original Wives Club.
Donnant raison par anticipation aux études de genres, brouillant la bicatégorisation du genrisme au profit d’identités sexuelles fluides, l’excellent Lenny Jacobson compose un Wayne Cobb qui endosse peu ou prou la sémiotique que le "patriarcat" dévolue traditionnellement aux femmes… sur fond de culture hippie : effacé en arrière-plan, souffrant en silence, alternant crises d’angoisse ou d’hystérie, cauchemardant de façon très graphique le trépas de l’être aimé, embrassant sa propre émotivité et s’abandonnant aux larmes (ainsi qu’aux drogues roboratives)... Sa rencontre, d’abord attracto-répulsive, in fine mutuellement psychanalytique (et exutoire) avec la froide Karen (dont l’insensibilité n’est qu’un bouclier de défense), prodiguera à l’épisode un authentique morceau de bravoure.
En empruntant pour l’occasion au vocabulaire du binarisme : marié avec une femme macho, Wayne est un hétérosexuel des sixties dévoilant sa fémininité ! Soit un transgenrisme qui ne dit pas son nom.
Il faut dire que, formellement, For All Mankind 01x05 Into The Abyss est une authentique vitrine militante du women’s empowerment et des luttes intersectionnelles estampillées US Democratic Party… mais avec plus de soixante ans d’avance. En effet, toutes les cases de la check list "conscientisée" ont été soigneusement cochées :
la participation de Molly Cobb bénéfice d’un phénoménal soutien de "classe" (les courriers de fans féminines – à l’instar d’Abigail Crouse – affluent de toutes part, et sont même lues en live durant la retransmission télévisuelle de la mission) ;
l’une des quatre femmes astronautes sélectionnées, Ellen Waverly, est gay, mais elle le vit clandestinement par prophylaxie (pour ne pas prendre le risque de perdre sa place) ;
Danielle Poole, l’astronaute afro-américaine, est affectée au futur équipage d’Apollo 18 (ce qui est over the top pour l’époque), mais elle se définit elle-même comme la "black de service" (un sentiment que n’aura pourtant pas eu Mae Jemision durant la mission STS-47 dans le monde réel 21 ans après) ;
lors de sa première rencontre avec l’officier vétéran Clayton Poole (le mari de Danielle), le commandant Gordo Stevens s’érige en idéologue en lui réclamant de façon bien peu amène des comptes pour le massacre de Mỹ Lai du 16 mars 1968 (dans lequel il ne fut pourtant en rien impliqué) ;
(…)
Et pourtant, en dépit de ces multiples "placements" plus ou moins anachroniques destinés à "parler" au public d’aujourd’hui (voire à le prosélytiser), l’intégration est cette fois suffisamment subtile et naturelle pour ne pas jurer au regard du contexte historique, ni expulser le spectateur de sa suspension d’incrédulité. Parce que l’étude socio-psychologique proposée par Into The Abyss aura eu la finesse de ne pas se voir qualifiée on screen au moyen de terminologies stigmatisantes ou activistes contemporaines, tendant ainsi à saisir la part universelle et intemporelle de ces inhérences.
Certes, l’exercice n’est pas parfait, et au détour de certaines scènes, de certaines répliques, le trait est parfois encore un peu trop forcé (probablement à des fins démonstratives ou pédagogiques). Cependant, en intra-diégétique, il pourra être versé au compte d’une accélération multifactorielle de l’Histoire...
Et l’accélération de l’Histoire est bel et bien le rhème... puis finalement le thème persistant qui se dégage désormais de la série. Même si l’on ne sait toujours pas comment ils ont réussi cet exploit (politique et scientifique), les Soviétiques méritent visiblement d’être remerciés pour avoir infligé en 1969 une déculottée aux USA, tant icelle semble avoir mis à l’honneur la dialectique gramscienne en épargnant à l’Histoire occidentale plus d’un demi-siècle d’errements et de contradictions...
Un parti pris audacieux et paradoxal en soi... mais qui – à force de satisfecits appuyés et unilatéraux – pourrait finir par paraître simpliste ou naïf. Que la série For All Mankind prenne garde à ne pas céder à la facilité de bâtir une utopie voire un conte de fées sur une causalité unique, qui plus est non expliquée en internaliste. Sans quoi, "Alexeï Leonov sur la Lune" pourrait devenir un vulgaire MacGuffin.
Toujours est-il que c’est par son sens aigu des détails et par son degré de cohérence interne qu’Into The Abyss éblouit le plus :
une absence totale de bruits dans le vide spatial (enfin une série TV qui ose !),
des VFX/SFX exceptionnels privilégiant le réalisme pur (Hard-SF) aux effets clinquants (de la plupart des blockbusters de SF),
de superbes visuels sélénites (à croire qu’il s’agit d’images documentaires tournées in situ de nos jours),
la totale conformité des photographies HD de la surface lunaire, jusqu’à leur apparente irréalité (l’extrême luminosité solaire en l’absence d’atmosphère conduit à réduire l’ouverture focale, étendant donc la profondeur de champ jusqu’à l’infini, aucune zone floue ni effet bokeh n’est alors possible en plein jour),
un technobabillage astronautique omniprésent, garantissant le réalisme des échanges professionnels (ironique sachant à quel point Ronald D Moore raillait ou maudissait le technobabble dans Star Trek),
la vraisemblance du deep fake permettant au "véritable" Richard Nixon de parler en duplex avec Molly Cobb sur la Lune (un effet comparable à celui du gouverneur Tarkin dans Rogue One),
la crédibilité des décors, allant de la salle de commande de la NASA aux panneaux de contrôle des modules lunaires,
le réalisme scientifique et technologique ne laissant rien à l’approximation ou à l’imagination,
une sociologie astronautique criante de vérité en toute occasion (sur Terre comme en vol),
une psychologie humaine toujours sans faille, d’autant plus qu’elle réussit à exposer sans vraiment prendre parti (comme dans les meilleures séries juridiques de David E Kelley), à l’instar de l’opposition inconciliable entre Gordo Stevens et Clayton Poole incarnant deux paradigmes militaires antinomiques (le pilote d’essai vs. le guerrier).
L’attention que porte ce cinquième épisode de For All Mankind à la présence d’eau solide sur la Lune (et à son rôle cardinal dans l’établissement d’une base lunaire) est en prise directe avec les réflexions menées aujourd’hui par les agences gouvernementales (telles la NASA, Roscosmos, CNSA...) et les sociétés privées (comme Space X) dans le cadre de la nouvelle vague de projets d’implantation sur la Lune et/ou Mars.
Mais là encore, pareille initiative dès 1971 pourrait accuser une accélération insolente (pour ne pas dire incontinente) de l’Histoire, sachant que dans le monde réel, il aura fallu attendre 1994 et la sonde américaine Clementine pour disposer des premiers indices de présence de glace dans les régions polaires de la Lune, et seulement le 21 août 2018 pour en avoir la preuve via une publication de la NASA dans la revue PNAS (couronnant une dizaine d’années de traitement par le Moon Mineralogy Mapper de données fournies par la sonde indienne Chandrayaan 1).
Néanmoins, ce serait perdre le vue à quel point la motivation et la priorisation peut motiver les découvertes. Dès le milieu du 20ème siècle, des astrophysiciens avaient rationnellement conjecturé la présence de glace sur la Lune dans l’ombre perpétuelle de profonds cratères, au titre de résultante des nombreuses chutes de comètes (notamment le Late Heavy Bombardment entre il y a 4,1 et 3,9 milliards d’années). Une hypothèse qui aura ensuite inspiré de nombreuses œuvres de SF conjecturales réalistes, à l’exemple de Destination Moon (1950) d’Irving Pichel, premier film de Hard-SF de l’histoire audiovisuelle (qui compte parmi les sources d’inspiration de la BD On a marché sur la Lune de Hergé sortie en 1954 avec sa célèbre spéléologie lunaire), et surtout du mythique 2001 (1968) développé conjointement par Arthur C Clarke et Stanley Kubrick – un film dont le second segment avait fait reposer l’établissement d’une gigantesque base au pôle lunaire sur la présence de gisements de glace.
Or c’est précisément un gisement de ce type que Molly Cobb découvrira ici, en digne héritière de Chuck Yeager, multipliant les initiatives créatives (par exemple improviser un système de descente en rappel dans le cratère insondable de Shackleton...), et poussant dans ses derniers retranchements aussi bien la résistance humaine que la surérogation (jusqu’à hypothéquer les réserves d’oxygène nécessaires à son retour au module).
Très logiquement, d’épisodes en épisodes de For All Mankind, la divergence entre les deux timelines ne cesse de croître...
Sur notre rive de la réalité, Apollo 15 était composé de David R Scott (son commandant), James B Irwin, et Alfred M Worden (resté en orbite lunaire). L’indicatif radio du Command And Service Module était Endeavour, et celui du Lunar Module était Falcon. Ce dernier s’est posé le 30 juillet 1971 près du mont Hadley dans les monts Apennins au sud-ouest de la mer des Pluies.
La dernière mission aura été Apollo 17, les trois suivantes (de 19 à 20) étaient prévues mais furent finalement annulées en raison d’un abandon complet de la course par les Soviétiques, d’un désintérêt croissant du public, et finalement d’une révision à la baisse du budget de la NASA (ayant d’ailleurs conduit von Braun à démissionner).
Mais sur les rivages de For All Mankind, Apollo 15 aura été conduit par Edward Baldwin, Molly Cobb, et Frank Sedgewick. Le CSM fut également nommé Endeavour, en revanche le LM sera appelé Seahawk, tandis que le site d’alunissage initial devait être la mer de Froid au nord de la mer des Pluies (avant d’être déplacé au cratère Shackleton en quête de glace), tandis que la date d’alunissage sera ultérieure de deux mois et demi.
La mission Apollo 18, quoique bien différente de ce qui était au départ prévu (avec notamment Gordo Stevens et Danielle Poole), aura bien lieu. Et en 1973, le programme se poursuivra même au-delà d’Apollo 20… avec Apollo 21 qui posera (par téléguidage ciblé) à proximité du site d’alunissage d’Apollo 15 (au seuil de l’abysse) le premier module d’habitation destiné à la future base lunaire, non pas Alpha, mais Jamestown. Une dénomination historiquement chargée et constituant un hommage évident à l’esprit pionnier de la première colonie britannique permanente sur le continent américain, établie en Virginie orientale à partir de 1607.
C’est donc par cet alunissage fondateur nimbé d’un nuage de régolithe que s’achèvera For All Mankind 01x05 Into The Abyss le 12 octobre 1973, moyennant un inattendu bond en avant de deux ans.
Et les effets de l’accélérateur de particules (et de la distorsion temporelle corollaire) ne se comptent plus...
Into The Abyss transforme Apollo 15 en une séance nationale de téléréalité, quelques 27 ans avant l’apparition (en 1998) de ce mot et de ce concept : l’intégralité des dialogues entre la Terre et la mission lunaire sont en effet télédiffusés, y compris les échanges privés avec les époux·ses éploré·e·s.
Les astronautes se voient équipés d’une caméra ventrale (surnommée the eye)... préfigurant avec un demi-siècle d’avance les caméras d’action de type GoPro !
Le langage lui-même est affecté (par exemple l’acception étendue de l’acronyme DNA), tout comme les entendements sociaux, ainsi que la relation à l’art moderne...
Même s’il est difficile de leur en vouloir, les showrunners semblent manifestement se laisser emporter par leur enthousiasme pour la trame temporelle ultra-progressiste dont ils ont accouché...
Pour l’anecdote, les connaisseurs de Battlestar Galactica 2003 retrouveront un savoureux idiotisme scénaristique de Ronald D Moore, lorsque l’une des expressions favorites de l’amiral William Adama « sometimes, you gotta roll the hard six » (en référence à la faible probabilité statistique d’obtenir un six par un double trois aux dés) se retrouve dans la bouche d’Edward Baldwin pour convaincre Molly Cobb (au début de l’épisode) de risquer le tout pour le tout en acceptant un alunissage improvisé au pôle sud, avant d’être renvoyée par cette dernière à son expéditeur (à la fin de l’opus) pour persuader son commandant de faire tapis en la laissant descendre à sa place (étant plus légère que lui) dans le gouffre lunaire.
Un sympathique entre-soi d’écriture à l’image du fameux "47" trekkien... au même titre que le patronyme Poole de deux personnages du main cast constituant un probable clin d’œil au Frank Poole du chef d’œuvre 2001.
En posant sans ambages les enjeux politico-médiatiques attachés à la promotion figurative de la première Américaine sur la Lune, et en mettant en exergue la personnalité existentialiste (i.e. méta-genrée) de Molly Cobb (n’hésitant pas à briser l’image de potiche que la bienpensante discrimination positive voulait lui faire jouer), For All Mankind 01x05 Into The Abyss aura transcendé la simple profession de foi tokeniste (et les fiertés de genre) pour conférer à Apollo 15 une dimension véritablement fonctionnelle et pionnière : poser les jalons de la future implantation humaine durable sur la Lune... dès 1973 à partir de la mission Apollo 21 !
Ironiquement, une série de 2019 relatant une Histoire alternative... devient (volontairement ou non) le prequel symbolique des 2001/2010 (1968/1984) d’Arthur C Clarke, ainsi que d’UFO/Space 1999 (1970-77) de Gerry & Sylvia Anderson (entre autres), voire d’Ad Astra de James Gray (2019). Renouant ainsi en majesté avec les intarissables espérances et rêves d’espace des sixties-seventies, nés du programme Apollo et qui n’avaient pas attendu For All Mankind pour relater de bien belles Hard-SF uchroniques. Sauf que celles-ci se conjuguaient alors au futur (antérieur)... et non au conditionnel passé.
ÉPISODE
Episode : 1.05
Titre : Into The Abyss (Dans l’abîme)
Date de première diffusion : 15 novembre 2019 (Apple TV+)
Réalisateur : Sergio Mimica-Gezzan
Scénariste : David Weddle & Bradley Thompson
BANDE ANNONCE
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