The Infinite Loop : Interview des auteurs Elsa Charretier et Pierrick Collinet
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et parler de votre parcours professionnel ?
Pierrick : Je suis scénariste de comics. The Infinite Loop est mon deuxième livre, et le premier publié en France et aux Etats-Unis. J’ai fait à la base des études de cinéma, et j’ai passé quelques années à travailler en tant que caméraman. Et il y a 3 ans, j’ai re-découvert les comics (je lisais Danger Girl et Tomb Raider quand j’étais ado). Ca a complètement changé ma vie, ma carrière, et je suis heureux aujourd’hui d’avoir trouvé un média qui me correspond.
Elsa : Et de mon côté, je suis dessinatrice de comics. J’ai aussi travaillé dans le cinéma pendant quelques années en tant qu’actrice, avant que Pierrick ne m’initie aux comics et qu’on décide tous les deux d’en faire notre boulot.
D’où vient votre intérêt pour la bande dessinée ?
Elsa : Comme je le disais plus haut, j’ai découvert les comics finalement assez récemment. J’ai lu des bandes dessinées franco-belges quand j’étais plus jeune, Tintin, Lucky Luke, Spirou, mais en grandissant j’ai complètement laissé tomber. Et il y a quelques années, Pierrick, qui a écrit The Infinite Loop, s’est remis à lire des comics. Il essayait de m’initier, mais je n’étais vraiment pas intéressée par le super-héros ; à l’époque je ne savais pas qu’il y a bien plus de choses dans le comics que ce genre là, donc j’avais un peu catalogué le comics comme de la lecture d’adolescent attardé... En réalité, j’étais complètement passée à côté du truc. Pierrick m’a mis Watchmen entre les mains, et ça a été une révélation. J’ai vu qu’il était possible de raconter un autre type d’histoire, et d’une manière différente de ce que j’avais vu jusque là.
Pierrick : J’achetais les comics dans les kiosques dans les années 90. Et je ne sais pas, j’imagine que j’essayais d’être un peu moins nerds pendant l’adolescence, j’ai fini par arrêter d’en lire. J’étais vraiment plus attiré par le cinéma, et je me suis engagé dans cette branche. Finalement après quelques années de déception dans ce milieu, j’ai eu besoin de m’évader à nouveau, et le comics m’a apporté ce qui m’avait manqué pendant des années.
Comment est né le projet The Infinite Loop ?
Elsa : Il y a environ 1 an et demi, Pierrick et moi nous sommes retrouvés en même temps sans boulot. Les projets qu’on avait prévu sont tombés à l’eau, et pour le coup ça a été une vraie bénédiction avec le recul. On avait collaboré sur un petit livre quelques mois auparavant et on avait vraiment envie de refaire quelque chose ensemble. En une soirée, on a décidé non seulement de faire The Infinite Loop, mais de le faire seuls, sans éditeur. Après ça, le financement participatif s’est imposé comme une évidence. 3 semaines plus tard, on lançait le livre sur la plate-forme Ulule.
Pourquoi avoir choisi cette thématique de l’amour lesbien et en quoi ce propos vous touche-t-il particulièrement ?
Pierrick : C’est peut-être parce que c’est une thématique de société depuis quelques années, peut-être parce qu’en tant que jeune de la nouvelle génération, c’est un sujet qui nous paraît plus naturel. Ca devient vraiment difficile pour moi de comprendre pourquoi on en est encore là, pourquoi les homosexuels doivent encore se battre pour s’aimer librement, pour pouvoir se marier ou tout simplement pour se tenir la main dans la rue. Malheureusement, c’est encore le cas, et avec nos propres armes, on essaie de faire avancer les choses comme on peut.
Dans votre premier tome de The Infinite Loop, Katchoo Scarlettinred fait mention du Comics Code, mode de censure, inspiré du psychiatre Fredric Wertham qui a touché l’édition du comic, cela fait également écho à Poison City de Tetsuya Tsutsui qui en parle pour illustrer la censure qu’il a subi au Japon pour l’une de ces œuvres. L’avez-vous lu et pensez-vous plus généralement que la liberté d’expression est actuellement menacée ou que les auteurs s’auto-censurent parfois pour rentrer dans les diktats de la société ?
Elsa : C’est vraiment une question difficile, parce que je ne connais pas le monde de la BD dans son intégralité, mais de notre côté on a eu la chance de ne pas avoir été confronté à la censure. Pour être plus exacte, on a justement choisi de faire The Infinite Loop en financement participatif pour être à 100% libres, pour pouvoir aborder notre sujet de la manière dont on l’entendait. Le livre parle des droits LGBT, et c’est malheureusement encore un sujet sensible en France. Le débat sur le mariage gay se préparait à l’époque, et on craignait qu’un éditeur n’accepte pas de prendre certains « risques » et nous demande de rester politiquement correcte ou d’arrondir les angles dans notre propos. Surtout qu’on parle aussi de transphobie qui est un sujet encore plus tabou. Donc initialement, on s’est mis volontairement dans une situation où on aurait aucune censure pendant la création.
Pierrick : Le problème aurait pu se poser après, avec les éditeurs qui ont publiés le titre en France et aux Etats-Unis, mais au contraire, ils se sont montrés très engagés de leur côté. Disons qu’on en avait discuté, et ils savaient dans quoi ils s’engageaient...La couverture du chapitre 3 (le livre sort en fascicules mensuels aux Etats-Unis sous la forme de 6 chapitres, en France sous la forme de deux tomes) représente Teddy et Ano en train de danser, nues. On craignait un peu qu’IDW fasse la grimace. Techniquement le livre nous appartenant, ils n’auraient pas pu nous l’interdire, mais nous le déconseiller fortement. Et à notre propre surprise, ils ont soutenus l’idée à fond. Ce n’est pas une couverture voyeuriste ni vulgaire, plus une expression livre et joyeuse de leur amour. La seule chose qu’on a dû faire, c’est cacher les tétons. Le puritanisme étant tel dans les Etats du sud du pays que les libraires peuvent être poursuivis en justice pour pornographie s’ils vendent une couverture avec un téton. L’idée n’étant pas de se tirer une balle dans le pied et d’être relégués dans la réserve, on a fait cette petite concession parce qu’elle n’altérait pas du tout le propos.
Glénat Comics de son côté est également engagé dans le féminisme et la représentation LGBT dans ses publications. Donc idem, aucune censure de leur part. Je crois que ça dépend avant tout des collaborateurs avec lesquels on s’associe.
Pour en revenir à The Infinite Loop, sa sortie est atypique vous avez débuté par du crowdfunding, puis vous avez été publié par IDW aux Etats-Unis et enfin vous revenez en France via Glénat. Pouvez nous nous raconter votre success-story ?
Pierrick : On est finalement aussi étonnés que tout le monde par le succès de ce livre, même si il est clair qu’on a tout mis en œuvre pour. Donc, après la décision de monter un projet Ulule, nous avons lancé la campagne et les fonds récoltés sont allés bien au delà de nos espérances (12 500 euros, sur les 5000 euros souhaités). Le succès a attiré l’attention de quelques sites de comics américains qui ont parlé du livre et de notre message. Notre éditrice actuelle chez IDW, Sarah Gaydos, est tombée sur un des articles et nous a contacté. Elle semblait vraiment intéressée par le projet (on l’a su plus tard, mais elle est très engagée dans la représentation de la diversité dans le comics), donc on a battu le fer quand il était encore chaud : on a réservé des billets pour la NewYork Comic Con, un ami nous a offert de partager sa table, et on est allé les rencontrer sur place avec le premier épisode imprimé. Ils ont adoré, et 2 semaines après, on signait chez eux.
Elsa : Glénat Comics s’est manifesté assez vite après ça. Ils étaient en train de monter leur collection avec des titres indépendants qui étaient déjà sortis aux Etats-Unis. Et The Infinite Loop correspondait à leur ligne éditoriale, donc ça s’est fait assez rapidement après ça. On est vraiment heureux chez eux. Ils comprennent ce qu’on essaie de faire avec le livre, et ils sont à 100% derrière nous. Ils s’investissent beaucoup dans la promotion de leurs titres et comme on a la chance d’être français, on a organisé une grande tournée avec eux.
Vous êtes allés à la Comic Con NY et très récemment à celle de Paris, quelle a été le contact avec le public et avez-vous ressenti un changement suite à la publication de The Infinite Loop ?
Elsa : L’an dernier, qui était notre première participation à NYCC, on y était vraiment allés pour rencontrer les éditeurs, et pour se faire un maximum de contact. On avait une table, mais comme nous n’avions pas encore sorti de livre là-bas, personne ne nous connaissait. Ca a plus été un point de rendez-vous qu’autre chose. Cette année, ça été complètement différent. The Infinite Loop était sorti, et beaucoup de lecteurs sont venus nous voir à la table. On ne s’y attendait pas trop, à vrai dire, et ça a été une jolie surprise. C’est marrant parce que le fait d’aller à la NYCC a plus de résonance en France. Les gens suivent nos aventures là bas, et sont super contents de voir la suite du projet auxquels ils ont participé.
Avant votre succès avec The Infinite Loop, vous avez réalisé un chapitre du Garde Républicain. Comment avez-vous rencontré Thierry Mornet et quelle a été votre manière de collaborer avec lui ?
Pierrick : Je connais Thierry depuis pas mal d’années maintenant. Je l’avais contacté il y a quelques années pour avoir des conseils sur mes scénarios et on est resté en très bons contacts. Thierry a ensuite créé son personnage du Garde Républicain et nous a proposé d’y participer, de faire notre version de son héros. J’avais envie de faire quelque chose d’un peu à part, un Garde plus jeune, un peu « hors continuité ». Pour ce qui est de la collaboration en elle-même, c’est un vrai bonheur de travailler avec Thierry. Il tient à rémunérer ses auteurs, mais de son propre aveu, il ne peut pas offrir un tarif à la page aussi élevé qu’un éditeur (ce qui est bien normal, il sort quasiment tout de sa poche). Donc il est moins exigeant que dans son travail d’éditeur chez Delcourt ; il est là pour aiguiller, pour changer quelques erreurs quand elles sont majeures, mais d’une manière générale il laisse l’équipe créative faire son chemin seule.
On voit de plus en plus de jeunes auteurs sortir du carcan franco-belge pour aller vers le format manga ou comic, et d’autres avouent être contraints d’y rester face aux exigences des éditeurs. Vous sentez-vous dans cette mouvance et pensez-vous que le format franco-belge n’est peut être plus adapté aux demandes du lectorat ?
Elsa : La nouvelle génération de créateurs a grandi en lisant du manga, du comics, et étant baigné dans une culture plus globalisée. C’est normal qu’ils aient aussi envie d’élargir leurs horizons en terme de création.
Personnellement, je n’ai jamais souhaité travailler directement en France. Je suis lectrice de comics, et je préfère voir mes livres sortir en mensuels (ce qui n’est pas possible en France, pour une question de taille de marché entre autres). Je préfère aussi la manière de fonctionner des éditeurs américains. Il n’a pas d’attaches, tout le monde t’encourage à aller travailler avec autant d’éditeurs possible, et ne pas mettre tes œufs dans le même panier. Je parle ici du circuit indépendant, pas de DC ou Marvel qui engagent des artistes pour travailler sur leurs personnages, c’est encore différent. Évidemment, comme tu es plus libre, ça veut aussi dire qu’il faut gérer sa carrière comme un indépendant, comme un freelance, et ça pose ses propres difficultés. Ça veut dire gérer sa carrière, son image, sa propre promotion... Pour survivre là bas, c’est peut-être plus faisable, mais ça demande aussi énormément d’implication personnelle au delà du pur travail de dessin/scénario. Voir les Etats-Unis comme un eldorado n’est pas la solution je pense. Il faudrait surtout complètement repenser le système français.
Souhaiteriez-vous toucher à un autre format de BD, un autre média et pour quelles raisons ?
Pierrick : Le comics correspond vraiment à ce que j’aime, donc je ne pense pas me lancer dans du franco-belge par exemple. J’aime le rythme rapide du comics, le cliffhanger toutes les 24 pages, le rythme mensuel et le retour presque immédiat des lecteurs, et j’aime l’énergie des artistes de comics. C’est toute ma culture en fait. Pour les autres médias, oui, ça serait un vrai plaisir de pouvoir explorer ça, notamment le jeu-vidéo et les séries TV.
Elsa : Comme l’a dit Pierrick, le franco-belge et le comics sont très différents et je suis beaucoup plus attirée par le deuxième. Et je pense que mon style s’y adapte mieux. Sinon, travailler de près ou de loin sur de l’animation serait un rêve. Que ça soit sur du character design ou autre chose, c’est un milieu que j’ai envie de connaître mieux.
Elsa, vous allez illustrer le Windhaven de George R.R. Martin et Lisa Tuttle. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivées sur ce projet et la manière dont vous travaillez avec les auteurs ?
Elsa : C’est un peu dingue cette histoire, parce que ça m’est tombé sur le coin de la tête sans que je ne m’y attende du tout. L’an dernier, à la Comic Con de New York, David Stephenson, qui est directeur artistique chez Random House vient me voir à ma table et me dit texto "George RR Martin voudrait que tu travailles sur son prochain livre, est-ce que tu serais intéressée ?". Je peux te dire que ça fait drôle. J’ai cru pendant un bon moment que quelqu’un me faisait une sale blague et je n’en ai parlé à personne jusqu’à ce que je reçoive le contrat. Depuis, j’ai commencé, et je travaille avant tout avec Lisa Tuttle, qui s’est chargée de l’adaptation. Je suis ravie parce que Lisa et Anne Groell, l’éditrice de la quasi totalité des livres de GRRM, sont extrêmement ouvertes à mes suggestions. J’avais peur d’être un peu contrainte par la "marque George RR Martin", mais en fait absolument pas. Ca a été un vrai bonheur de travailler avec eux jusque là.
Pouvez-vous nous dire quelles sont vos sources d’inspiration, auteurs, musique, média, etc. ?
Pierrick : Je lis beaucoup de comics indé. Locke and Key, The Walking Dead, Daytripper... Je regarde aussi beaucoup de séries TV.
Elsa : J’aime beaucoup de choses, et j’essaie d’ouvrir mon horizon un maximum. Ce n’est pas toujours facile, on a tendance à se diriger vers des choses qu’on aime déjà et qui nous rassure... L’animation est un vrai moteur pour moi. C’est à la fois très différent et très semblable au comics et j’essaie de m’en nourrir un maximum. J’écoute un peu de musique quand je travaille mais je ne suis pas particulièrement connaisseuse j’avoue.
Quelles thématiques aimeriez-vous développer dans vos prochaines œuvres et certaines sont-elles déjà en préparation ?
Elsa : Je suis sur une série de projets très intéressants dont je ne peux malheureusement pas encore parler !
Pierrick : La thématique de la liberté et du droit est quelque chose que j’ai commencé à développer avec The Infinite Loop, et que j’ai envie de creuser un peu plus dans mes projets à venir. C’est en développement pour le moment, et j’espère qu’ils verront tous le jour !
The Infinite Loop 1. L’Eveil
EAN/ISBN : 9782344009529
The Infinite Loop 2. La Lutte
EAN/ISBN : 9782344011003
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