The Expanse : Critique 6.04 Redoubt

Date : 31 / 12 / 2021 à 16h30
Sources :

Unification


THE EXPANSE

- Date de diffusion : 31/12/2021
- Plateforme de diffusion : Prime Video
- Épisode : 6.04 Redoubt
- Réalisateur : Anya Adams
- Scénariste : Dan Nowak
- Interprètes : Steven Strait, Wes Chatham, Dominique Tipper, Frankie Adams, Nadine Nicole, Keon Alexander, Jasai Chase-Owens et Shohreh Aghdashloo

LA CRITIQUE


En offrant sur un plateau au Rocinante une chance historique d’en finir avec le Pella, mais en se refusant de la saisir, The Expanse 06x03 Force Projection aura vraiment fait un choix scénaristique polémique, ayant fait beaucoup réagir et couler d’encre (virtuelle) outre-Atlantique.
Les meilleures (politique et stratégie) comme les pires (émotion ou compassion à contresens) raisons ont été envisagées, et il appartenait donc à The Expanse 06x04 Redoubt d’apporter des réponses sur les motivations réelles du héros principal de la série, tout en étudiant les nombreuses conséquences directes ou indirectes de ce geste...

Comme à son habitude, The Expanse a fait le choix du réalisme dans ce qu’il peut avoir de plus désillusionné, c’est-à-dire le désert du réel, la médiocrité de personnages qui connaissent tous, parfois répétitivement, leur quart d’heure de honte, y compris le héros en titre (en l’occurrence).
Si l’on en croit le propre aveu de Jim (à Amos d’abord dans le non-dit, puis à Naomi dans l’explicite), point de stratégie haut-perchée ou de vision politique à long terme (du genre épargner Inaros pour éviter à la guerre de métastaser et laisser aux Belters la prérogative régalienne de juger eux-mêmes leur propre terroriste). Non, Holden ne se préoccupait nullement du sort du système solaire, de l’humanité, des Inners et/ou des Belters. L’hypothèse la plus évidente, la plus triviale, mais finalement la plus humaine et la plus faillible s’est avérée ! Le moteur de l’agir de Holden était strictement autocentré. Même l’apparente noblesse chevaleresque (ou charité) de faire le choix d’épargner Filip en voyant son visage effrayé à l’approche de l’ogive nucléaire dissimulait en réalité un intérêt strictement personnel, à savoir ne pas compromettre sa relation de couple avec Naomi en devenant à jamais celui qui aura assassiné le fils de cette dernière !
Franchement décevant. Surtout au regard des enjeux globaux supposer largement dépasser les petites personnes et le confort intellectuel des protagonistes, a fortiori au regard de ce qu’ils ont déjà tous risqué et sacrifié depuis six ans…
Décevant en ce qui concerne Holden, oui. Mais en revanche pas décevant à l’endroit de la série, et donc pas de cet épisode ni du précédent. Car à l’approche du final, concluant le premier cycle de romans (à travers Babylon’s Ashes), il était audacieux de rappeler ainsi que The Expanse n’a jamais été une geste de super-héros épiques, mais une chronique de véritables humains du futur que les circonstances ont conduit à révéler des qualités certes insoupçonnées mais sans pour autant changer leur nature profonde. Or envers et contre-tout, par-delà une boussole morale indéniable (mais qui n’est pas forcément si rare au sein de l’humanité), Holden demeure viscéralement un homme de paix (qui cherche en toute situation à ne pas tuer, y compris dans les cas où l’intérêt de tous serait de le faire) mais aussi un grand romantique (pour qui les relations privées l’emportent instinctivement sur les grands enjeux au centre desquels il n’a d’ailleurs jamais sciemment voulu être). Et à son égoïste façon, le geste de Jim ne saurait être une plus incommensurable preuve d’amour dédiée à Naomi, dans un aparté et un entre-soi hors du monde (mais hélas aussi sur son dos).

Ce parti pris scénaristique n’est pas seulement cohérent vis-à-vis de la typo de Holden, il est également audacieux au regard de ce qui demeure envers et contre tout la plus fameuse spécialité de la série, à savoir l’étude des champs complexes de causalités. Et tel est l’objet même de The Expanse 06x04 Redoubt. Plutôt que de profiter sans complexe du concours de circonstance bien pratique pour vaincre en dix minutes le principal Némésis, la sixième saison a préféré assumer sans ambages toutes les conséquences du choix de Holden. Une décision prise instinctivement en un quart de seconde, mais dont les effets seront durables et peut-être indescriptibles. Les auteurs le savent, les personnages le savent, y compris Holden qui se retrouve bien mal en peine d’apporter une justification rationnelle, y compris auprès de la principale "bénéficiaire" Naomi.
Et c’est bien parce que cet épisode montre à quel point la série ne se défile pas, mais au contraire assume absolument tout et fait la radioscopie du processus décisionnel (depuis les raisons inavouables jusqu’au ultimes corollaires) que les showrunners méritent des éloges.

Ainsi, The Expanse 06x04 Redoubt va mettre Holden sur le grill dans le cadre d’une séance de maïeutique au large spectre. De la découverte incidente par Clarissa du désamorçage de l’ogive aux comptes qu’Amos vient réclamer sans ménagement à Holden, suivi d’une confession complète de ce dernier à Naomi, mais en évitant néanmoins prudemment de se frotter à la colère de Roberta, toutes les scènes à bord du Rocinante constituent à nouveau des sommets d’écriture et de haute psychologie, dignes des grandes inspirations existentielles de la cinquième saison.
Difficile ne pas être pétri d’admiration devant la confrontation en combinaison spatiale entre Holden et Burton où, à la faveur les silences pèsent plus lourd que n’importe quelle tirade.
Puis entre Holden et Naomi où cette dernière fait montre d’une maturité rationnelle proprement bluffante venant de la propre mère de Filip, laissant le "preux héros" sans voix : « Si tu as laissé Marco filer pour ménager mes sentiments, tu me rends responsable de ceux qu’il tuera dorénavant. (…) J’aurais pu rester sur le Pella et me martyriser au nom de la maternité, mais j’ai choisi de ne pas le faire. Ne m’enlève pas ça. C’est tout ce qu’il me reste. » En somme, une manière singulière de renouer avec l’aphorisme de Blaise Pascal (« qui veut faire l’ange fait la bête »).
Mais aussi entre Holden et Clarissa qui, sans se départir de l’humilité pénitente qu’elle s’impose, est néanmoins celle qui se révèle comprendre le mieux le geste de miséricorde totalement à contremploi du héros. « Ne te blâmes jamais ne pas avoir tué quelqu’un » lui dira-t-elle presque à la façon d’un enseignement vivant du Décalogue... et qui vaudra la gratitude de Holden. Venant de celle qui trimbale un passé de terroriste avec pas mal de sang d’innocents sur les mains, c’est non seulement inattendu et piquant, mais c’est surtout l’expression d’une authentique métanoïa. Qui mieux que le tueur peut en témoigner du prix réel ? Un ilot de réflexion ontologique presque hors du temps, et qui contrebalance avec un sens du paradoxe jouissif les impératifs tactiques et stratégiques dans lesquels les autres personnages, tout comme les spectateurs, sont plongés.
Quant à Bobbie, sans en avoir conscience, sa frustration et son ire inextinguible forment selon la grammaire de l’égrégore un œil de Caïn qui renforce en toute occasion la mauvaise conscience de Jim et retourne un invisible couteau dans la plaie.

Soit un éventail de psychologies dans toute leur largeur de spectre, qui plus est élargi dans un champ de répercussions dépassant le seul cadre du Rocinante…
En étant affecté aux tâches ingrates de réparation aux côtés de Tadeo, Filip découvrira l’ogive nucléaire non détonné du missile planté dans la coque du Pella… dont l’enquête suggérera une possible désactivation intentionnelle. Mais qu’il décide ou non de croire en cette hypothèse (si peu probable dans une logique de guerre selon Tadeo), Filip réagira contre toute attente en se radicalisant davantage. Du moins en apparence...
L’élément déclencheur sera le casus belli public de Drummer (cf. plus bas) qui mettra le doigt publiquement, et carrément à l’échelle du système solaire, sur l’opprobre enduré intimement par Filip sous l’emprise de son pervers narcissique de père. Alors pour ne rien concéder à cette accusation l’interpellant plus que quiconque au niveau du vécu, dans un mécanisme de défense, le fils haranguera pour la toute première fois les fidèles, i.e. l’équipage du Pella de plus en plus en proie au doute, comme s’il avait soudain pris la décision de marcher dans les pas de son père et d’être son féal zélateur.
Mais tout en sonnant la charge propagandiste de la Free Navy, Filip demeure plus que jamais sur le fil du rasoir. Un ultime jeu de cache-cache avec lui-même... ou le franchissement d’un Rubicon ?
Devant une somme croissante de messages contradictoires et une solitude axiologique écrasante, l’imprévisibilité comportementale du fils de Naomi est à son comble, et cela représente également un parti audacieux tant il ose ne pas donner aux spectateurs ce qu’ils souhaiteraient (ni un sens au sacrifice tactique de Jim)… Avec Filip, rarement un personnage aussi amoral et dangereux n’aura été aussi touchant.
Une séquence assurément impressionnante dans le registre de la psychologie de pointe, à aucun moment conventionnelle et pourtant jamais erronée.

Mais si l’épisode montre à quel point les motivations de Holden furent égoïstes et irresponsables, quoique profondément humanistes, la configuration socio-politique suggère néanmoins que l’élimination d’Inaros dans The Expanse 06x03 Force Projection n’aurait aucunement mis un terme à la guerre... étant donné la radicalisation des Belters, comme en atteste le discours haineux de Nico Sanjrani aux civils de Cérès (aussi hostiles envers les Inners que si ceux-ci s’étaient contrefichus de leur sort suite à leur abandon par leur faux-prophète Marco).
Il est donc bien possible que sans l’avoir calculé ni cherché, le choix polémique de Holden s’avère être stratégiquement le meilleur – voire le seul possible – pour une issue viable et durable. Soit un principe de sérendipité qui est à l’origine d’un grand nombre de découvertes et de réussites dans l’histoire de l’humanité.
Et peut-être est-ce au fond essentiellement sous l’angle de la sérendipité que les protagonistes de la série furent à leur façon des héros depuis The Expanse 01x01 Dulcinea...

Que Marco reste dans la course aux armements va visiblement offrir à Camina la possibilité de jouer un rôle majeur de contrepoint pour mettre en lumière l’imposture Inaros et rendre aux Belters leur fierté hors de la voie du terrorisme revanchard ou révolutionnaire...
Il est frappant de constater que depuis la rencontre pleine de défiance entre le Tynan et l’Inazami dans The Expanse 06x02 Azure Dragon sous couvert de "vente" de Michio, la nature des relations avec Liang Walker a radicalement changé, entrant désormais de plain-pied dans la confiance confraternelle et même la coopération active. C’est un vrai pôle de ralliement du Rameau Doré qui s’est agrégé autour de Drummer, en passe de recomposer sa flotte, mais non plus de corsaires d’honneur comme dans la quatrième saison, mais de guerriers résistants.
Et dorénavant, Camina connait l’un des secrets les plus infamants de Marco, à savoir la localisation des vastes stocks de nourritures disséminés dans l’espace (comme autant de caches de pirates) par l’indigne terroriste dans le seul but de s’enrichir personnellement (confirmant à ceux qui en auraient encore douté toute l’hypocrisie de sa croisade génocidaire). Ce que Walker résumera avec un cynisme d’autant plus désabusé que normatif de ce que n’ignorait pas bien des Belters : « une révolution qui ne vaut pas riche n’en vaut pas la peine ».
Avec les renforts de ses nouveaux alliés, Drummer décide de s’emparer de ces réserves dans le but de réaliser un coup d’éclat, discréditer Inaros et probablement les restituer aux civils affamés (sur Cérès ou ailleurs). Chacune d’elle constitue une petite station, pressurisée, et protégée par quatre ou cinq hommes armés. Cela vaudra hélas à Coredo, l’un des lieutenants de Walker de se faire descendre. Et suite à la chute d’un container pendant un combat, le XO du Tynan, Josep, aura un bras écrasé. Ce dernier était prêt à débarquer Michio sans ménagement pour manque d’assurance au combat, mais c’est pourtant elle qui aura à la fois la compétence médicale et la maîtrise de soi de le garroter puis lui amputer le bras au couteau. Une scène sera d’un réalisme gore qui plongera dans l’effroi des tranchées de la Grande guerre, tout en infligeant une belle rouste à ceux qui s’était permis de juger un peu vite cette redoutable combattante d’un autre front... Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Michio révèle ses atouts, par exemple quand elle neutralisa Karal dans The Expanse 05x10 Nemesis Games (sauvant alors la vie de Camina qui avait fait le choix de Holden contre Marco).
Toute l’opération d’exploration du jardin secret de Marco, suspendue à des pièges contextuels ou un assaut surprise de la Free Navy, gratifiera l’épisode de vrais moments d’angoisse.

Fulminant au paroxysme de l’indignation devant le double-jeu d’Inaros, Drummer sortira enfin du bois et du silence. Elle battra alors l’appel d’une contre-offensive diffusée en visio dans tout le système solaire : « Ici Camina Drummer. Ce message est pour le traître, le lâche, Marco Inaros. Tu nous as chassés, et on est toujours là. Invaincus, intacts, insoumis. Et toi ? Tu n’es rien. Tu as volé les tiens. Tu as laissé Cérès aux Intérieurs, et les Ceinturiens meurent de faim. Tu t’es proclamé champion, puis tu as fui. Alors, augmente tes primes. Traque-moi et tue-moi si tu peux. Ça n’a plus d’importance désormais. Je serai toujours celle qui a repris ce que tu as volé, Camina Drummer qui t’a fait ça à toi. Vis dans la honte et meurs sans rien. »
Cette déclaration de guerre bien sentie possède la malice tactique de ne pas parler au nom des Inners ni même d’invoquer le génocide perpétré, mais à l’inverse d’en appeler à la fierté inter-Belters, de provoquer et de défier avec le langage et les codes ceinturiens.
Évidemment, les connaisseurs de la saga A Song Of Ice And Fire de GRR Martin (et/ou de la série Game Of Thrones de David Benioff et DB Weiss) auront reconnu dans la proclamation de Drummer la devise de la Maison Martell symbolisant l’union de Mors Martell avec la reine guerrière Nymeria. « Insoumis, Invaincus, Intacts (Unbowed, Unbent, Unbroken en VO) » devenant par permutation ici « Invaincus, Intacts, Insoumis (Unbent, Unbroken, Unbowed en VO) ». Sans forcément aller jusqu’à suggérer que Camina serait la Nymeria des Belters, il faut surtout y voir un hommage à la longue collaboration de Daniel Abraham (l’un des co-auteurs du cycle littéraire de The Expanse) avec GRR Martin. Les fans de cet univers de fantasy médiéval-fantastique apprécieront l’allusion, les autres peut-être un peu moins...
Toujours est-il qu’il ne fait aucun doute que seul·e un·e Belter pourra vaincre Inaros, si ce n’est par les armes, du moins dans le cœur de ses compatriotes. La seule voie de reconquête possible est donc inéluctablement pavée selon une forme de sélection naturelle, et sa prévisibilité est ici un authentique gage de cohérence et de vraisemblance. La vérité des dialogues et des psychosociologies ayant avantageusement remplacé toute tentation de twist tape-à-l’œil...

Les explosions entrevues à la fin de The Expanse 06x03 Force Projection ont bien vidé les réservoirs de cette eau si précieuse loin de la Terre, tout en causant une petite hécatombe sur Cérès. C’était évidemment un autre "cadeau" de départ de Marco. Mais en dépit des preuves mis au jour par l’enquête de la Joint Fleet, Chrisjen Avasarala renoncera à les rendre publiques, convaincue que rien de ce qui pourrait émaner des Inners ne sera jamais pris au sérieux par les Belters. Une forme de capitulation de facto, où des preuves de police scientifique n’a pas davantage de poids que les mensonges d’un illuminé. Soit l’état d’une société totalement déstructurée où le complotisme et le relativisme sont devenus la norme, tandis que la parole même sourcée des autorités n’a plus la moindre crédibilité.
Monica Stuart a survécu, mais quand bien même maculée de sang, avec l’obstination et le courage d’une authentique reporter de guerre, elle continuera à témoigner par l’image et par le verbe. Elle en tirera même une tranche de documentaire particulièrement poignante (non sans évoquer le travail d’Emmett Bregman dans Stargate SG-1 07x18 Heroes Part 2) où elle placera en vis-à-vis des espérances ordinaires (dans lesquels tous les humains pourraient se reconnaître) d’un SDF ceinturien traumatisé prenant soin du seul être qui lui reste (c’est-à-dire son chat Lucky Earther) et les scènes de panique dans la station suite aux explosions meurtrières perpétrées par Inaros. Cette performance donnera lieu à une superbe confrontation entre Monica et Chrisjen sur la fonction primordiale de l’exercice documentaire sur l’étroite ligne de crêtes entre recherche de vérité et jeu d’influences, entre devoir de transparence et impératifs régaliens, prolongeant ainsi une dialectique ouverte dans The Expanse 06x02 Azure Dragon.

Apparaîtra cependant bien vite une divergence opérationnelle au sein de l’union terrienne-martienne, la culture militaire martienne étant moins soucieuse de l’opinion publique et s’accommodant mal du travail de police menée par l’UN sur Ceres. Avasarala déclinera la requête insistante de l’amirale Kirino à poursuivre la dynamique de reconquête pour reprendre possession de la station Medina au cœur du Ring Network. Une station que Marco nomme vaniteusement le "carrefour des empires" tant il se voit l’égal de l’amiral Duarte, et dont Rosenfeld Guoliang convoite la gouvernance après leur "victoire finale"...
Dès lors, la MCRN décidera d’entreprendre seule cette opération qu’elle semble considérer comme urgente et vitale… Sauf que la flotte martienne est non seulement amputée de son élite stratégique, mais elle se retrouve même désormais confrontée indirectement à elle (Duarte & co étant la matière grise de la Free Navy). Dès lors, la MCRN pourrait tomber à pied joint dans un piège en se faisant anéantir par l’armement possiblement supérieur d’Inaros (ayant reçu des renforts techniques et logistiques de Laconia). Auquel cas, sans aller jusqu’à prétendre qu’Avasarala avait tout anticipé (sans quoi elle aurait pu matériellement empêcher une telle catastrophe), la secrétaire générale se révélera – peut-être par sérendipité aussi et comme certains grands "animaux politiques" de l’Histoire humaine – une meilleure stratège que des militaires de carrière sans envergure. Or il est certain que comme ST DS9 avant elle, The Expanse aura généralement accordé une prévalence à la flexibilité de la pensée politique sur le dogmatisme de la pensée militaire.

Visuellement, The Expanse 06x04 Redoubt demeure à l’aune des précédents opus. Si ce n’est qu’il rappelle que dans le cosmos, les batailles ne sont pas les seules prouesses à captiver le regard et forcer le respect. Les tâches de routine, les réparations en combinaison, les opérations de harponnage peuvent être tout aussi impressionnantes par les forces et les lois physiques mises en jeu, et ce ne sont pas les missions orbitales du monde réel qui pourraient démentir la pertinence de cette sous-enchère…

Il faut cependant songer à ceux – et il ne sont pas si rares – qui ne se sont pas remis du comportement de Holden dans The Expanse 06x03 Force Projection et dont les motivations strictement égocentrés (sans la moindre pensée stratégique ou politique) révélées par The Expanse 06x04 Redoubt n’ont fait qu’alourdir l’ardoise.
Du coup, il serait bien sûr possible de reprocher à la sixième saison d’avoir recouru à cette grosse ficelle pour prolonger un peu plus longtemps encore le "péril Inaros", quitte à délayer le propos et au risque de "manichéiser" les antagonismes. Avec le sentiment que ce personnage parfois un brin parodique possède décidément une place excessive dans la série : depuis la quatrième saison, sa baraka est impudente (il s’en sort toujours) ; il est devenu le centre de toutes les attentions depuis le début de la cinquième saison (quand bien même il ne serait que la marionnette de l’invisible Duarte) ; et désormais pour que sa défaite soit épique en fin de saison, le héros en titre se voit lourdement démystifié (faisant presque oublier le précédent de la seconde moitié de la troisième saison).
Oui… ou non… selon la perspective adoptée...
Rongée par une colère légitime devant l’opportunité manquée, Roberta a calculé que la probabilité que le Rocinante rencontre par hasard dans l’espace le Pella était infinitésimale, et que la frégate martienne réussisse à elle seule à vaincre trois vaisseaux chacun plus puissants était encore plus improbable. Dès lors, aussi puissant (et jouissif) qu’eût été le symbole (Inaros vaincu par sa propre hubris), c’est bien de profiter d’une suraccumulation de coïncidences, c’est-à-dire du seul "facteur chance" pour éliminer l’insaisissable terroriste qui aurait rétrospectivement pu être considéré comme une grosse ficelle narrative. Paradoxalement, s’il est possible de tenir lourdement rigueur à Jim pour son geste (et les autres personnages s’y appliquent d’ailleurs consciencieusement), c’est davantage la rencontre improbable Roci/Pella de l’épisode précédent que sa non-mise à profit par Holden qu’il serait possible de reprocher à la saison. Mais finalement, en l’état, l’équilibre probabiliste du champ diégétique a été parfaitement rétabli, tout en y gagnant au passage une profondeur introspective pour ne pas dire névrotique comme aimait les cultiver (parfois à l’excès) BSG 2003.
En outre, il serait paupérisant pour le considérable diapason sémantique de The Expanse de subordonner l’intérêt et la valeur des épisodes au seul "statut" (mort ou vivant) d’Inaros. Celui-ci a beau être le visage public (et largement usurpé) de la colère des Belters, il n’en est pas moins la pièce (pour ne pas dire le pion) d’un échiquier géopolitique bien plus vaste, un maillon parmi une infinité d’autres. Ainsi, que cette figure de proue ait été tuée ou non par Holden dans The Expanse 06x03 Force Projection est sans grande importance, car cela n’aurait finalement pas changé grand-chose aux rapports de force et à l’évolution de la guerre, du moins dans un univers réaliste. La Free Navy armée par Duarte aurait toujours été présente et d’attaque, la haine des Belters envers les Inners serait restée intacte, et Marco y aurait peut-être même gagné une aura de martyr (au nom de qui certains se seraient découvert des vocations de kamikazes). C’est précisément ce que réussit à montrer en creux The Expanse 06x04 Redoubt...
Alors puisqu’il n’était pas question de réorienter la série dans une tout autre direction en seulement trois épisodes – à la fois pour conserver une complète ouverture sur des revival ou spin-off futurs et pour respecter la grande richesse des romans suivants (dont une adaptation précipité et au rabais aurait constitué une trahison digne d’Alex Kurtzman) –, autant conserver vivante jusqu’au final la figure emblématique de Marco Inaros. Car elle seule pouvait donner la force à Drummer de franchir le pas et se dresser publiquement vent debout, devenant ainsi un vrai contrepouvoir endogène (en lieu et place du contrepouvoir exogène incarné par Avasarala et même en partie par le Rocinante).
Cette redistribution des rôles aura également pour effet de diluer le monopole de l’héroïsme, Holden cessant progressivement d’avoir une place centrale, tel un passage de flambeau qui ne dit pas son nom, et comme pour annoncer déjà en filigrane le second cycle de romans. Après tout, la saga The Expanse reste philosophiquement une chronique de la mutation...
Enfin, la finalité de la lutte menée contre la Free Navy était moins de réussir à tuer Inaros que son mythe. Et paradoxalement, c’est peut-être en le laissant physiquement en vie que Holden aura vraiment tué Marco pour la société (sans en avoir lui-même conscience et au prix du mépris de ses compagnons et du public). Le Bosmang des bosmangs serait donc déjà historiquement mort, mais simplement, il ne le saurait pas encore...
Dans une analyse méta, la grande Histoire resterait dans le champ du probable tandis que l’événement improbable (quoique pas impossible) se sera borné à avoir un impact narratif sur la petite histoire (i.e. la psyché des protagonistes). Mais ce n’est pas parce que son bénéfice sur la grande Histoire n’est pas (encore) mesurable qu’il n’existe pas. The Expanse s’évertue à ne pas donner au public immédiatement ce qu’il souhaiterait forcément, mais cela ne signifie que la série ne le donnera pas plus tard et à un autre niveau, ou rétrospectivement...
Finalement, une des facilités les plus répandues à Hollywood est d’exagérément personnifier les responsabilités et les enjeux, comme si l’Histoire pouvait être réellement et systématiquement forcée par les individus. Mais quand bien même mis à l’honneur pour les besoins d’une narration, ces derniers ont de l’importance seulement jusqu’à un certain point. Derrière les jeux d’égo, de visibilité et de projection, une série réaliste gagnera toujours à relativiser l’impact et l’indispensabilité de l’individualisme face aux larges flux de causalités. C’était d’ailleurs le sens premier de la psychohistoire d’Isaac Asimov…

Mais si The Expanse n’hésite pas à recourir périodiquement à quelques "subverted expectations" chirurgicales (dans le but de prendre le contrepied de certaines attentes et conventions), elles épargne en général aux spectateurs l’artifice des coups de théâtre. Pour autant, cela n’interdit pas aux épisodes de prodiguer quelques surprises marquantes...
Ainsi, outre bien sûr les réactions inattendues (par leur profonde complexité) de plusieurs personnages (Nagata, Mao, Stuart, Drummer, Filip…), The Expanse 06x04 Redoubt est à marquer d’une pierre blanche grâce à la toute première apparition dans le teaser d’un personnage mythique des romans, et déjà culte dans la série de par son binôme influence/invisibilité : l’amiral renégat de la MCRN, Duarte !
Tordant le cou à bien des idées reçues, celui qui emblématise à lui tout seul le rêve spartiate et constructiviste de Mars (quoiqu’en exil), celui qui se pense comme le sauveur de l’humanité (au sens spéciste et évolutionniste)... se révèle bien loin des clichés virils ou charismatiques d’un siècle de cinéma hollywoodien. C’est Dylan Taylor (acteur canadien assez subtil et bien connu des amateurs de SF et d’imaginaire à travers des œuvres comme Aliens In America, Defying Gravity, What Would Sal Do ?, Fahrenheit 451 2018, Station Eleven…) qui lui prête ses traits...
Et comme pour brouiller encore davantage les pistes, Duarte sera introduit dans la série par une conversation informelle et anxiolytique avec la petite Cara pleurant son défunt frère Alexander. Présentant tous les atours de l’empathie et de l’idéalisme, l’amiral tentera de donner une signification à sa tragédie en définissant en des termes simples (presque enfantins) et pourtant très pertinents sa philosophie : « Quand j’étais à la place où tu es maintenant, j’ai eu besoin de quelque chose qui soit plus que la mort. Il fallait que ce soit un sacrifice. [Abandonner quelque chose]. Mais c’est plus que ça. C’est abandonner quelque chose et le rendre sacré. Quand on y pense comme ça, ça n’arrange rien. Mais ça fait moins mal de les perdre. Ton frère, Mars, le rêve de Mars, ils comptent toujours. »
Ni plus ni moins La Violence et le Sacré de René Girard (1972) sur l’hominisation et la genèse civilisationnelle. Du coup, ce personnage réussit à révéler par cet échange indéfinissable un véritable potentiel structuraliste, par-delà la propagande et la manipulation, par-delà la sincérité et l’hypocrisie, même s’il n’y a évidemment rien d’innocent que Duarte introduise sa rhétorique durant un moment de grande vulnérabilité (le deuil d’une enfant). Et à aucun moment, l’épisode ne tentera d’occulter que c’est ce même Duarte qui contrôle via Cortazar les expériences sur la protomolécule (comme le laisse entrevoir le vaisseau alien en orbite traversé d’une luminescence si caractéristique…), que c’est ce même Duarte qui livre des vaisseaux et des armes à Inaros, que c’est ce même Duarte qui a instauré sur Laconia un système hautement répressif (par exemple celui qui a accidentellement tué Alexander au volant de son véhicule est passible du peloton d’exécution …).
Mais en s’apprêtant à trainer dans la nuit sylvestre de Laconia la dépouille de feu son frère à ce "strange dog" qui semble disposer de l’aptitude à ressusciter les morts, Cara pourrait encore bouleverser bien davantage la donne et faire naître des ambitions d’immortalité chez les colons de Laconia…
Avec une nonchalance presque impudente, chaque épisode continue à livrer aux spectateurs un avant-goût de ce que la série The Expanse ne pourra en aucune façon traiter dans le cadre de son format et de son contrat actuel. Mais ce teasing d’une hypothétique production future n’est en pas moins ambitieux, comme pour souligner que, dans tous les cas, l’histoire se poursuivra, avec ou sans les spectateurs…

Conclusion

Apparemment épisode de transition ou "filler" comme on aime tant à le dire aux USA (car sans événement majeur dans la diégèse), apparemment intimiste (car déployé essentiellement autour d’échanges et de dialogues), apparemment prévisible (car totalement logique sans le moindre twist), et apparemment lent (car osant une nouvelle fois prendre son temps à seulement deux épisodes de la fin)... The Expanse 06x04 Redoubt n’en est pas moins un pur travail d’orfèvre dans la haute tradition de la cinquième saison de The Expanse... qui avait prouvé que les nœuds les plus dramatiques ne sont pas forcément les plus spectaculaires. Tous les écueils hollywoodiens usuels auront été consciencieusement évités, alors que cet épisode était particulièrement exposé du fait de son angle très introspectif : ni personnages stéréotypes/clichés/parfaits, ni pathos, ni mélo, ni nombrilisme, ni ficelles évidentes, ni dérobades causales, ni angles morts, ni trous scénaristiques (à défaut d’incohérences), ni action stérile, ni forme se substituant au fond, etc.
Qu’il s’agisse des dialogues (brillantissimes), de la psychologie (originale mais sans faille), de l’interprétation (extraordinaires d’authenticité), de la construction narrative (à la fois cohérente et non-démagogique), de la mise en scène (chirurgicale et sans complaisance), de la viscéralité (toujours l’impression d’y être !), des ambiances enveloppantes voire étouffantes (e.g. l’angoissante exploration des entrepôts spatiaux de Marco), du visuel (une utilisation optimale des SFX)... ce quatrième épisode de la saison est à nouveau une pépite de justesse et d’intelligence, outre d’être le complément naturel (et même indispensable) du précédent.
Par son caractère choral (pas seulement dans les voix mais également dans les réussites ou les échecs), par son épaisseur et sa maturité, par sa diversité de localisations, de perspectives et de regards, The Expanse 06x04 Redoubt renforce plus que jamais la persistante impression d’être un documentaire-vérité portant sur le monde réel dans toute sa crudité... et non une fiction customisée pour plaire ! Quoique pas si rare dans les meilleures séries portant sur le monde contemporain (The Wire, Euphoria, Hatufim, Le bureau des légendes, Narcos...), c’est quasi-unique pour une œuvre sise dans un lointain futur spatial...

NOTE ÉPISODE

YR

BANDE ANNONCE



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